50
Le jour se
levait, teintant le ciel d’un rose délicat. Stu Redman et Glen Bateman approchaient du sommet du mont Flagstaff, à l’ouest de Boulder où les premiers contreforts des Rocheuses surgissent de la plaine comme une vision de la préhistoire. Dans la lumière du petit matin, Stu pensa que les pins qui s’accrochaient aux parois nues et presque perpendiculaires ressemblaient à des veines sillonnant une main de géant jaillie de la terre. Plus à l’est, quelque part, Nadine Cross trouvait enfin le sommeil. Un sommeil agité.
– Je vais avoir mal à la
tête cet après-midi, dit Glen. Il y a des années que je n’ai pas passé une nuit blanche à boire comme un trou, depuis le temps où j’étais étudiant.
– Le lever du soleil mérite bien ça, répliqua Stu.
– Oui, c’est magnifique. Vous connaissiez les Rocheuses ?
– Non, mais je suis bien
content d’être ici, répondit Stu en levant sa bouteille de vin pour prendre une bonne gorgée. J’ai la tête qui tourne.
Il contempla le paysage, puis se retourna vers Glen avec un sourire en coin : – Et maintenant ?
– Maintenant ? fit Glen
en haussant les sourcils.
– Oui, maintenant. C’est
pour ça que je suis monté avec vous ici. J’ai dit à Frannie : « Je vais le saouler comme une bourrique et puis je vais voir ce qu’il a au fond de la tête. » Elle était d’accord.
– Figurez-vous, mon jeune ami, qu’il n’y a pas de marc au fond d’une bouteille de vin, répondit Glen avec un grand sourire.
– Non, mais elle m’a bien expliqué ce que vous faisiez autrefois. Sociologie. L’étude des interactions de groupes. Alors, j’aimerais bien avoir votre opinion.
– Ô toi qui aspires à la
connaissance, il faudra d’abord me graisser la patte.
– Vous ne pensez qu’au fric, le prof. Si vous voulez, on va demain à la First National Bank de Boulder et je vous donne un million de dollars. D’accord ?
– Sérieusement, Stu, qu’est-ce que vous voulez savoir ?
– La même chose que le petit muet, Andros. Qu’est-ce qui va arriver maintenant ? Je ne sais pas comment vous poser la question autrement.
– Une société va se former expliqua lentement Glen. De quel genre ? Impossible de le savoir pour le moment. Nous sommes déjà près de quatre cents. Au rythme des arrivées, je suppose que nous serons quinze cents d’ici le 1er septembre. Quatre mille cinq cents le 1er octobre et peut-être huit mille quand la neige commencera à tomber en novembre et que les routes seront fermées. Notez bien, c’est ma prévision numéro un.
Sous l’œil amusé de Glen, Stu sortit un carnet de la poche de son jeans et nota ce que le professeur venait de dire.
– J’ai du mal à vous croire, dit Stu. Nous venons de l’autre bout du pays et nous n’avons pas vu cent têtes de pipe.
– Oui, mais ils continuent à arriver. Vous n’êtes pas de cet avis ?
– Oui… à la goutte.
– À la quoi ? demanda
Glen en souriant.
– À la goutte. Au
compte-gouttes, si vous préférez. Ma mère parlait comme ça. Vous n’allez quand même pas en chier une pendule ?
– Plaise au ciel que je ne connaisse jamais le jour où je chierai une pendule sur la manière dont votre respectable mère s’exprimait, mon cher Stuart.
– Bon, ils arrivent, c’est sûr. Ralph est en contact avec cinq ou six groupes en ce moment, ce qui donnera un total de cinq cents à la fin de la semaine.
– Oui, et mère Abigaël est avec lui dans sa « station de radio », mais elle refuse de parler au micro. Elle a peur de recevoir une décharge.
– Frannie adore cette
vieille dame. En partie parce qu’elle sait accoucher les femmes, en partie… parce qu’elle l’aime, c’est aussi simple que ça. Vous comprenez ?
– Oui. Nous pensons tous à peu près la même chose.
– Alors, vous dites huit
mille au début de l’hiver ? C’est beaucoup.
– Question d’arithmétique. Disons que la grippe a rayé de l’état civil quatre-vingt-dix-neuf pour cent de la population. Peut-être moins. Mais prenons ce chiffre comme base. Si la grippe était mortelle à quatre-vingt-dix-neuf pour cent, elle a donc fait près de deux cent dix-huit millions de victimes, simplement dans ce pays. Oui, encore une fois, peut-être moins, mais mon chiffre ne doit pas être très loin de la vérité.
Les nazis étaient loin du compte, hein ? Des rigolos !
– Mon Dieu, dit Stu d’une voix blanche.
– Ce qui nous laisse quand même plus de deux millions de personnes, un cinquième de la population de Tokyo avant l’épidémie, un quart de celle de New York. Dans ce pays seulement. Bien. Je pense aussi que dix pour cent de ces deux millions de personnes n’ont peut-être pas survécu très longtemps après l’épidémie. Celles que j’appellerais les victimes de l’effet boomerang. Comme le pauvre Mark Braddock avec son appendicite. Mais aussi les accidents, les suicides et les assassinats. Ce qui nous ramène à un million huit cent mille. Mais nous soupçonnons aussi l’existence d’un grand adversaire, n’est-ce pas ? L’homme noir dont nous rêvons tous. À
l’ouest quelque part. Sept États nous séparent de lui, sept États qu’on pourrait légitimement appeler son territoire… À condition qu’il existe vraiment.
– Moi, je suis sûr qu’il
existe.
– C’est ce que je pense
également. Mais exerce-t-il sa domination sur toute la population de son territoire ? Je ne le crois pas, pas plus que mère Abigaël ne règne sur les quarante et un autres États du territoire continental des États-Unis. Il me semble que les choses ont évolué assez lentement jusqu’à présent, mais que cette phase touche à sa fin. Les gens se regroupent. Quand nous avons parlé de tout cela au New Hampshire, je pensais à des dizaines de sociétés minuscules. Je n’avais pas tenu compte – car je l’ignorais alors – de l’effet d’attraction pratiquement irrésistible de ces deux rêves opposés. C’est un fait nouveau que personne n’aurait pu prévoir.
– Est-ce que vous voulez
dire que nous allons nous retrouver avec neuf cent mille personnes dans notre camp, et lui, avec neuf cent mille dans le sien ?
– Non. D’abord, l’hiver va faire des dégâts. Ici naturellement, mais plus encore dans les petits groupes qui ne nous rejoindront pas avant les premières neiges. Vous vous rendez compte que nous n’avons pas un seul médecin dans la Zone libre ? Notre personnel médical se compose en tout et pour tout d’un vétérinaire et de mère Abigaël qui a oublié plus de remèdes de bonnes femmes que vous et moi n’avons jamais eu la chance d’en connaître. Vous les voyez vous installer une petite plaque d’acier dans le crâne si vous vous cognez un peu trop fort la tête ?
– Le bon vieux Rolf
Dannemont sortirait probablement son Remington et me ferait un joli trou dans la tête.
– Je suppose que la
population américaine ne dépassera pas un million six cent mille habitants au printemps prochain – dans la meilleure hypothèse. Sur ce nombre, j’aimerais penser que nous serons un million.
– Un million ! s’exclama
Stu en regardant la ville de Boulder, presque déserte, qui s’étendait au fond de la vallée, éclairée par les premiers rayons du soleil. Je n’arrive pas à le croire. La ville serait pleine à craquer.
– C’est vrai, elle sera trop petite. Je sais que c’est difficile à imaginer quand on voit toutes ces rues vides, mais c’est pourtant la vérité. Il faudra essaimer un peu plus loin. La situation sera en fait assez paradoxale : une énorme agglomération et le reste du pays, à l’est, totalement vide.
– Qu’est-ce qui vous fait penser que la plupart des survivants viendront avec nous ?
– Une raison qui n’a
absolument rien de scientifique, reprit Glen en passant la main sur son crâne dégarni. J’aime à croire que la plupart des gens sont bons. Et je suis persuadé que celui qui est aux commandes à l’ouest est franchement mauvais. Mais j’ai dans l’idée que…
Il n’acheva pas sa phrase.
– Allez, crachez le morceau.
– D’accord, parce que je
suis saoul. Mais ça doit rester entre nous, Stuart.
– C’est d’accord.
– J’ai votre parole ?
– Ma parole.
– J’ai l’impression que la plupart des techniciens vont se retrouver dans son camp. Ne me demandez pas pourquoi, ce n’est qu’une impression. Mais les techniciens aiment travailler dans une atmosphère très disciplinée, avec des buts bien précis. Ils aiment que les trains soient à l’heure. En ce moment, à Boulder, c’est la confusion totale.
Chacun en fait à sa tête… et, comme auraient dit mes étudiants, c’est le bordel.
Mais l’autre… je suis prêt à parier qu’avec lui les trains sont à l’heure et que tout le monde marche au pas de l’oie. Les techniciens sont des hommes comme les autres ; ils vont aller là où ils se sentiront chez eux. Je soupçonne que notre adversaire veut qu’ils soient aussi nombreux que possible. Tant pis pour les agriculteurs, il préfère sûrement quelques hommes capables de dépoussiérer les silos à missiles de l’Idaho. Même chose pour les tanks et les hélicoptères.
Et pourquoi pas un bombardier B-52 ou deux, histoire de s’amuser un peu. Je ne pense pas qu’il en soit encore là – en fait, je suis sûr que non. Nous le saurions déjà. En ce moment, il en est sans doute encore à remettre les centrales électriques en marche, à rétablir les communications… peut-être a-t-il même commencé à faire une purge parmi les indécis. Rome ne s’est pas faite en un jour, et il le sait. Il a le temps. Mais, quand je vois le soleil se coucher le soir – c’est la vérité, Stuart, je ne rigole pas –, j’ai vraiment peur. Je n’ai plus besoin de faire des cauchemars pour avoir peur. Je n’ai qu’à penser à ces gens-là, de l’autre côté des Rocheuses, obéissants et travailleurs comme de bonnes abeilles ouvrières.
– Qu’est-ce qu’on devrait faire ?
– Vous voulez une liste ?
Stuart montra son carnet de notes.
Sur la couverture rose phosphorescent, on voyait la silhouette de deux danseuses, et ces deux mots : COOL MAN !
– Oui, répondit Stu.
– Vous plaisantez ?
– Non, pas du tout. Vous l’avez dit vous-même, Glen, c’est le bordel ici. Je suis d’accord avec vous. On perd du temps. On peut pas rester comme ça sans rien foutre, à écouter la C. B. On risque de se réveiller un beau matin et de voir débouler ce type à la tête d’une colonne de tanks, avec couverture aérienne et tout le tremblement.
– Ce n’est pas pour demain.
– Non. Mais en mai ?
– Possible. Oui, tout à fait possible.
– Et alors, qu’est-ce qui va nous arriver ?
Glen se contenta de faire le geste d’appuyer sur une gâchette, puis il se précipita sur la bouteille de vin et but ce qui restait du précieux liquide.
– Vous voyez bien, reprit Stu. Il faut se mettre au boulot. Par où on commence ?
Glen ferma les yeux. Les rayons du soleil caressaient ses joues et son front ridés.
– D’accord. Alors voilà, Stu.
Premièrement recréer l’Amérique. Notre petite Amérique. Par tous les moyens, bons ou mauvais. Priorité absolue à l’organisation et au gouvernement. Si nous commençons tout de suite, nous aurons le gouvernement que nous voulons. Si nous attendons que la population triple, nous aurons des problèmes. Disons que nous convoquons une assemblée dans une semaine, c’est-à-dire le 18 août. Tout le monde y assiste. Avant la réunion, constitution d’un comité organisateur. Sept membres, par exemple. Vous, moi, Andros, Fran, Harold Lauder peut-être, quelques autres.
Son travail consistera à établir l’ordre du jour de l’assemblée du 18 août. Et je peux déjà vous donner quelques points qui devront figurer dans cet ordre du jour, si vous voulez.
– Allez-y.
– Premièrement, lecture et ratification de la Déclaration de l’indépendance. Deuxièmement, lecture et ratification de la Constitution. Troisièmement, lecture et ratification de la Déclaration des droits du citoyen. Scrutin à main levée.
– Vous y allez fort, Glen, nous sommes tous des Américains…
– Non, c’est là que vous
vous trompez dit Glen en ouvrant ses yeux injectés de sang. Nous ne sommes plus qu’une bande de survivants sans aucun gouvernement. Un méli-mélo de groupes d’âges, de groupes religieux, de groupes de classes, de groupes ethniques. Le gouvernement est une idée, Stu. Rien de plus, une fois que vous supprimez les fonctionnaires et toute la merde. J’irais même plus loin. C’est une doctrine, rien d’autre qu’un sentier que l’habitude a gravé dans nos mémoires. Nous avons cependant un atout : l’inertie culturelle. La plupart des gens qui sont ici croient encore au gouvernement représentatif, à la république – ce qu’ils pensent être la « démocratie ». Mais l’inertie culturelle ne dure jamais longtemps. Au bout de quelque temps, ils vont commencer à réagir avec leurs tripes : le président est mort, le Pentagone est à louer, personne ne discute plus de rien à la chambre ni au sénat, sauf peut-être les termites et les cancrelats. Les gens vont vite comprendre que les structures d’autrefois ont bel et bien disparu, et qu’ils peuvent remodeler la société comme bon leur semble. Nous voulons – nous devons – les prendre en main avant qu’ils se réveillent et qu’ils fassent des bêtises.
Glen pointa le doigt vers Stu.
– Si quelqu’un se levait à l’assemblée du 18 août et proposait de donner le pouvoir absolu à mère Abigaël, avec vous et moi comme conseillers, et aussi le petit Andros, la proposition serait adoptée à l’unanimité. Personne ne se rendrait compte que nous viendrions de voter pour la première dictature américaine depuis l’époque de Huey Long.
– Je ne peux pas vous croire.
Il y a des universitaires ici, des avocats, des gens qui ont fait de la politique…
– Autrefois. Maintenant, ce ne sont plus que des gens fatigués, des gens qui ont peur, qui ne savent pas ce qui va leur arriver. Certains protesteraient peut-être, mais ils la fermeraient quand vous leur diriez que mère Abigaël et ses conseillers se démettraient de leurs fonctions au bout de soixante jours. Non, Stu, c’est très important : la première chose que nous devons faire, c’est de ratifier l’esprit de l’ancienne société. C’est ce que je veux dire quand je parle de recréer l’Amérique. Et il faudra qu’il en soit ainsi tant que nous serons directement menacés par l’homme que nous appelons l’Adversaire.
– Continuez.
– D’accord. Deuxième point de l’ordre du jour : que le gouvernement fonctionne comme dans les villages de Nouvelle-Angleterre, au début de la colonisation. Démocratie directe. Tant que nous ne serons pas trop nombreux, le système fonctionnera très bien. À la place des édiles, nous aurons sept… comment les appeler ?… sept représentants.
Représentants de la Zone libre. Vous trouvez que ça fait bien ?
– Très bien.
– Moi aussi. Et nous ferons en sorte que les représentants élus soient les mêmes que les membres du comité organisateur. Nous ne perdrons pas de temps et nous passerons au vote avant que les gens aient eu le temps de penser à leurs petits copains. Nous choisirons nous-mêmes ceux qui proposeront nos candidatures et la proposition passera comme une lettre à la poste.
– Vous avez pensé à tout.
– Évidemment, répondit Glen d’un air lugubre. Si vous voulez court-circuiter le processus démocratique, demandez comment faire à un sociologue.
– Ensuite ?
– Une proposition qui sera très populaire : « Il est décidé de donner à mère Abigaël le droit de veto sur toute décision proposée par le conseil. »
– Nom d’un chien ! Et
vous croyez qu’elle sera d’accord ?
– Je pense que oui. Mais je ne crois pas qu’elle exerce son veto, du moins pas dans des circonstances que je peux prévoir actuellement. Nous ne pouvons tout simplement pas espérer avoir ici un gouvernement viable si nous faisons d’elle notre chef en titre. Elle représente tout ce que nous avons en commun. Nous avons eu tous une expérience paranormale qui tournait autour d’elle. Et elle a… elle a quelque chose en elle. Tout le monde se sert des mêmes adjectifs pour la décrire : bonne, gentille, douce, vieille, sage, droite. Tous ces gens ont eu un rêve qui leur fout une trouille de tous les diables, et un autre qui les rassure. Ils aiment celle qui est la source du rêve qui les rassure d’autant plus que l’autre les terrorise. Et nous pouvons parfaitement lui dire qu’elle n’est notre chef qu’en titre. Je suppose que c’est ce qu’elle veut de toute façon. Elle est vieille, fatiguée…
Stu secouait la tête.
– Elle est peut-être vieille et fatiguée, mais pour elle la lutte contre l’homme noir est une sorte de croisade religieuse. Elle n’est pas la seule à le penser d’ailleurs. Vous le savez bien, Glen.
– Vous croyez qu’elle
pourrait prendre le mors aux dents ?
– Pas exactement. Mais après tout, c’est d’elle que nous avons rêvé, pas d’un conseil de représentants.
– Non, répondit Glen, rêves ou pas, je ne peux quand même pas croire que nous sommes tous des pions dans une sorte de jeu post-apocalyptique entre le Bien et le Mal. Ce serait quand même trop irrationnel !
– L’avenir nous le dira dit Stu en haussant les épaules. Pour le moment, je pense que votre idée de lui donner le droit de veto est bonne. En fait, je crois que vous n’allez pas assez loin : nous devrions lui donner le pouvoir de proposer autant que celui de disposer.
– Oui, mais pas de pouvoir absolu de ce côté de la balance, s’empressa d’ajouter Glen.
– Non ses idées devront être ratifiées par le conseil des représentants. Mais nous risquons de ne plus avoir rien d’autre à faire que d’approuver ses décisions, au lieu du contraire.
Il y eut un long silence. Glen réfléchissait, le front dans la main.
– Vous avez raison, dit-il finalement. Elle ne peut pas être une simple figurante… Au minimum, nous devons accepter la possibilité qu’elle ait ses idées à elle. Et c’est là que je dois remballer ma boule de cristal, mon vieux. Car mes collègues sociologues diraient sans doute d’elle qu’elle est à l’écoute de l’autre.
– Qu’est-ce que vous voulez dire ? Quel autre ?
– Dieu ? Thor ? Allah ?
Aucune importance. Elle ne se laissera pas nécessairement influencer par les besoins de notre société, ni par les usages qu’elle adoptera. Elle écoutera une autre voix. Comme Jeanne d’Arc. Ce que vous venez de me faire comprendre c’est que nous pourrions bien finir avec une théocratie sur les bras.
– Une théo quoi ?
– À devenir des fous de Dieu, répondit Glen pas très satisfait de son explication. Quand vous étiez petit garçon, Stu, avez-vous jamais rêvé de devenir l’un des sept grands prêtres ou prêtresses d’une vieille femme noire de cent huit ans que vous seriez allé chercher au Nebraska ?
Stu le regarda un long moment.
– Il reste encore du vin ?
demanda-t-il enfin.
– Plus une goutte.
– Merde.
– Comme vous dites.
En silence, ils s’étudièrent longuement, puis tout à coup éclatèrent de rire.
C’était
certainement la plus jolie maison où mère Abigaël avait jamais vécu. Et d’être assise là, sous la véranda grillagée, lui fit penser à ce voyageur de commerce qui était venu faire un tour à Hemingford, en 1936 ou 1937. Comme il savait parler celui-là ! Il aurait convaincu jusqu’aux petits oiseaux perchés sur leurs branches. Elle avait demandé à ce jeune homme, M. Donald King, c’était son nom, ce qu’il voulait. Et l’autre lui avait répondu : « Ce que je veux, Madame, c’est le bonheur. Votre bonheur. Vous aimez lire ? Écouter la radio peut-être ? Ou simplement poser vos jambes lasses sur un joli coussin, écouter le monde rouler dans le grand bowling de l’univers ? »
Elle avait bien dû admettre qu’elle aimait toutes ces choses, sans avouer cependant qu’ils avaient vendu la radio Motorola un mois plus tôt, pour acheter quatre-vingt-dix bottes de foin.
– Voyez-vous, c’est tout
cela que je vends lui avait dit le voyageur de commerce qui parlait si bien. Vous pouvez l’appeler un aspirateur Electrolux avec tous les accessoires, mais ce dont il s’agit vraiment, c’est de temps libre, de loisirs. Branchez-le et vous découvrirez un océan de détente. Et vous verrez que les mensualités seront presque aussi faciles que de faire votre ménage avec cet appareil.
On était en plein cœur de la dépression elle n’avait même pas pu trouver vingt cents afin d’acheter des rubans à ses petites filles pour leurs anniversaires, comment songer à cet Electrolux ?
Mais comme il parlait bien, ce M. Donald King, de Peru, Indiana. Mon Dieu !
Elle ne l’avait pas revu, mais elle n’avait jamais oublié son nom. Sans doute avait-il continué sa route, sans doute avait-il brisé quelque part le cœur d’une dame blanche. Elle n’avait eu son premier aspirateur qu’à la fin de la guerre contre les nazis, quand tout à coup on eût dit que tout le monde pouvait se payer n’importe quoi, quand même les pauvres petits Blancs avaient leur Mercury cachée derrière la réserve à bois.
Et maintenant, cette maison, la sienne lui avait dit Nick, cette maison du quartier Mapleton Hill de Boulder (mère Abigaël était sûre que les Noirs n’avaient pas été trop nombreux à y vivre avant l’épidémie), équipée de tous les gadgets dont elle avait jamais entendu parler et de quelques autres encore. Lave-vaisselle. Deux aspirateurs, un réservé pour l’étage du haut. Un broyeur dans l’évier. Un four à micro-ondes. Machine à laver, sèche-linge. Il y avait aussi un appareil dans la cuisine. On aurait dit une simple boîte d’acier. Mais Ralph Brentner, l’ami de Nick, lui avait expliqué que c’était un « compacteur d’ordures ». Vous y mettiez cinquante kilos de cochonneries et il vous rendait un petit paquet pas plus gros qu’un tabouret pour les pieds. On n’arrêtait pas le progrès.
Pourtant, à bien y penser, on pouvait l’arrêter.
Assise sous la véranda, dans un fauteuil à bascule, ses yeux étaient tombés par hasard sur une prise électrique encastrée dans la plinthe. Sans doute pour que les gens puissent s’installer là l’été, écouter la radio ou même regarder le match de base-ball sur cette mignonne petite télé toute ronde. Rien de plus banal que ces petites plaques de plastique sur les murs. Elle en avait, elle aussi dans sa cabane de Hemingford.
On n’y pensait jamais… sauf quand elles ne fonctionnaient plus. C’est alors que vous compreniez toute l’importance qu’elles avaient eue dans votre vie. Tout ce temps libre, tous ces plaisirs dont Donald King lui avait parlé autrefois… tout cela sortait de ces petites plaques au bas des murs. Sans électricité, autant se servir de toutes ces mécaniques, comme le four à micro-ondes et le « compacteur d’ordures », pour poser son chapeau dessus.
Ma parole ! Sa petite maison était mieux équipée que celle-ci maintenant que toutes ces petites plaques étaient mortes. Ici, quelqu’un devait lui apporter de l’eau qu’on allait puiser très loin à la rivière, et il fallait la faire bouillir avant de s’en servir, pour plus de sûreté. Là-bas, elle avait sa pompe. Ici, Nick et Ralph avaient dû lui apporter en camion une vilaine petite guérite de plastique, une toilette portative ; ils l’avaient installée dans la cour. Chez elle, elle avait ses cabinets derrière la maison. Et elle n’aurait pas hésité à échanger sa machine à laver Maytag contre sa lessiveuse. Nick avait d’ailleurs fini par lui en trouver une et Brad Kitchner lui avait apporté une grosse brosse et de la bonne vieille lessive d’autrefois. Ils pensaient sans doute qu’elle n’était qu’une vieille emmerdeuse à vouloir faire elle-même sa lessive – et souvent avec ça – mais la propreté du corps et du linge était le reflet de la propreté de l’âme, jamais elle n’avait fait laver son linge de toute sa vie, et ce n’était pas maintenant qu’elle allait commencer. Elle avait de temps en temps de petits accidents, comme bien des vieilles gens, mais tant qu’elle pouvait laver elle-même son linge, personne n’en saurait rien.
Naturellement, ils allaient rétablir l’électricité. C’était l’une des choses que Dieu lui avait fait voir dans ses rêves. Elle en savait des choses sur ce qui allait bientôt se passer –certaines vues dans ses rêves, certaines que son bon sens imaginait tout simplement.
Mais où s’arrêtait le rêve où commençait le bon sens ?
Bientôt, tous ces gens allaient cesser de courir comme des poulets auxquels on a coupé la tête. Ils allaient se regrouper. Elle n’était pas sociologue comme ce Glen Bateman (qui la regardait toujours comme un caissier examine un billet de dix dollars sur un champ de courses), mais elle savait que les gens finissent toujours par s’unir. C’était à la fois la malédiction et la bénédiction de la race humaine. Voyez donc : une inondation, et six malheureux s’en vont à la dérive sur le Mississippi, perchés sur le toit d’une église ; mais dès que le toit s’échoue sur un banc de sable, ils organisent aussitôt une partie de bingo.
D’abord, ils allaient vouloir former un gouvernement, probablement organisé autour d’elle. Et cela, elle ne pouvait pas le permettre, naturellement, même si elle l’eût bien voulu ; ce n’était pas la volonté de Dieu. Qu’ils s’occupent des choses de la terre. Rétablir le courant ? Parfait. Elle, la première chose qu’elle ferait alors, ce serait d’essayer cette machine le compacteur d’ordures. Rétablir le gaz pour qu’ils ne se gèlent pas le derrière cet hiver. Qu’ils adoptent leurs résolutions, qu’ils fassent leurs plans tout cela était bien. Elle ne mettrait pas son nez là-dedans. Elle insisterait cependant pour que Nick ait son mot à dire, et peut-être Ralph. Ce Texan semblait avoir la tête sur les épaules et il était assez malin pour ne pas ouvrir la bouche quand son cerveau tournait dans le vide. Ils voudraient sans doute aussi de ce gros garçon, Harold. Elle ne les en empêcherait pas, mais elle ne l’aimait pas celui-là. Harold la rendait nerveuse.
Toujours le sourire aux lèvres, mais jamais dans les yeux. Il était gentil, il disait ce qu’il fallait dire mais ses yeux étaient comme deux silex froids sortant de la terre.
Harold avait sans doute un secret.
Une sale petite chose enveloppée dans un cataplasme puant, tout au fond de son cœur. Elle ne savait pas du tout ce que c’était ; si Dieu n’avait pas voulu qu’elle le sache, c’est que cela n’avait pas d’importance pour Ses desseins. Quand même, elle s’inquiétait que ce gros garçon fasse partie de leur grand conseil… mais elle ne dirait rien.
Sa place à elle, pensait-elle paisiblement, assise dans son fauteuil à bascule, son rôle dans leurs conseils et délibérations ne concernait que l’homme noir.
Il n’avait pas de nom, même s’il aimait se faire appeler Flagg… au moins pour le moment. Et de l’autre côté des montagnes, son travail était déjà bien avancé. Elle ne connaissait pas ses plans ; ils étaient aussi invisibles pour ses yeux que les secrets cachés dans le cœur du gros Harold. Mais elle n’avait pas besoin d’en connaitre les détails. Le but de l’homme noir était clair et simple : les détruire tous.
Elle comprenait parfaitement qui était cet homme. Les gens qui arrivaient dans la Zone libre venaient tous la voir ici, et elle les recevait même s’ils la fatiguaient parfois… et tous voulaient lui dire qu’ils avaient rêvé d’elle et de lui. L’homme noir les terrifiait. Elle les écoutait, les réconfortait, les calmait de son mieux, sachant pourtant que la plupart d’entre eux n’auraient pas reconnu ce Flagg s’ils l’avaient croisé dans la rue… à moins que lui ne veuille qu’ils le remarquent. Peut-être auraient-ils senti sa présence – un froid soudain, ou au contraire comme un accès de fièvre, une douleur vive mais brève aux oreilles ou aux tempes. Mais ces gens se trompaient s’ils pensaient qu’il avait deux têtes ou six yeux, ou de grosses cornes sur le crâne. Sans doute n’était-il pas tellement différent de l’homme qui livrait autrefois le lait ou distribuait le courrier.
Elle supposait que derrière le mal conscient se cachait une noirceur inconsciente. C’était ce qui distinguait les enfants de la noirceur sur cette terre – ils ne pouvaient faire les choses, seulement les briser. Dieu le créateur avait fait l’homme à Son image, ce qui voulait dire que tout homme (et toute femme) qui vivait dans la lumière de Dieu était un créateur d’une sorte ou d’une autre, une personne qui voulait mettre la main à la pâte, donner au monde une forme rationnelle. L’homme noir ne voulait – ne pouvait – que défaire. L’Antéchrist ? Peut-être, mais tout aussi bien l’anticréation.
Il aurait ses adeptes, naturellement ; il en avait toujours été ainsi. L’homme noir était un menteur, et son père était le Père des Mensonges. Comme une énorme enseigne au néon, il se dresserait très haut dans le ciel devant eux, émerveillerait leurs yeux avec ses feux d’artifice. Et eux ne verraient pas, ces apprentis de la destruction, qu’il ne faisait que répéter sans cesse les mêmes gestes simples, comme une enseigne au néon. Ils ne comprendraient pas que, si vous laissez échapper le gaz qui crée ces jolis motifs dans cet assemblage complexe de tubes, le gaz se dissipe silencieusement, ne laissant derrière lui aucun goût, pas même une légère odeur.
Certains comprendraient avec le temps que son royaume ne serait jamais un royaume de paix. Mais les sentinelles et les fils barbelés aux frontières de son domaine seraient là autant pour écarter l’envahisseur que pour retenir les convertis.
Finirait-il par l’emporter ?
Elle n’était pas absolument sûre du contraire. Elle savait qu’il la connaissait comme elle le connaissait lui, et que rien ne lui procurerait plus de plaisir que de voir son corps maigre crucifié sur deux poteaux téléphoniques, offert à la voracité des corbeaux. Elle savait que quelques-uns avaient rêvé comme elle de crucifixions, mais ils n’étaient pas nombreux. Ceux qui avaient fait ces rêves lui en avaient tous parlé. Mais personne n’avait répondu à cette question : Allait-il l’emporter ?
Il ne lui était pas donné de le savoir. Dieu œuvrait dans le secret, comme Il lui plaisait. Il Lui avait plu que les enfants d’Israël peinent sous le joug égyptien pendant des générations.
Il Lui avait plu de réduire Joseph en esclavage, de lui arracher son somptueux manteau. Il Lui avait plu d’infliger d’innombrables souffrances au pauvre Job, et il Lui avait plu de permettre que Son fils soit crucifié sur l’arbre de mort, une mauvaise plaisanterie inscrite sur une pancarte au-dessus de sa tête.
Dieu était joueur. S’Il avait été mortel, Il aurait passé son temps penché sur un damier, devant l’épicerie de Pop Mann, là-bas, à Hemingford Home. Il jouait les Blancs contre les Noirs, les Noirs contre les Blancs. Pour Lui, le jeu valait plus que la chandelle, le jeu était la chandelle. Avec le temps, Il finirait par l’emporter. Mais pas nécessairement cette année, ni dans mille ans… Et elle se gardait bien de sous-estimer l’habileté et la fourberie de l’homme noir. Si lui était comme un tube au néon, elle était comme l’une de ces minuscules particules de terre noire que le vent fait tourbillonner dans le ciel par temps de sécheresse. Un soldat parmi tant d’autres – depuis longtemps atteint par la limite d’âge, c’était vrai ! – au service du Seigneur.
– Ta volonté sera faite, dit-elle en cherchant dans la poche de son tablier un sachet de cacahuètes Planters.
Son dernier médecin le docteur Staunton, lui avait dit d’éviter tout ce qui était salé. Mais qu’en savait-il ?
Elle avait enterré les deux médecins qui avaient cru pouvoir lui donner des conseils depuis le jour de ses quatre-vingt-six ans, et elle prendrait quelques cacahuètes si elle en avait envie. Elles lui faisaient affreusement mal aux gencives, mais mon Dieu ! comme elles étaient bonnes !
Ralph Brentner arrivait justement, son chapeau solidement planté sur la tête. Il se découvrit cependant quand il frappa à la porte.
– Vous êtes réveillée, mère ?
– Ça, oui, répondit-elle, la bouche pleine. Entre Ralph, je n’arrive plus à mâcher ces méchantes cacahuètes.
C’est un vrai carnage.
Ralph entra en riant.
Il y a des gens à la grille qui aimeraient bien venir vous dire bonjour, si vous n’êtes pas trop fatiguée. Ils sont arrivés il y a une heure. Des gens bien, à mon avis. Le type qui est leur chef a les cheveux longs, mais ça n’a pas l’air de l’avoir dérangé. Il s’appelle Underwood.
– Alors, fais-les venir, Ralph, je serai heureuse de les voir.
– Très bien.
– Où est Nick ? Je ne l’ai pas vu de la journée, et pas davantage hier. Est-ce qu’il nous bouderait par hasard ?
– Il est allé au réservoir du barrage, avec l’électricien, Brad Kitchner, pour voir un peu la centrale électrique, répondit Ralph en se frottant le nez. Je me suis promené ce matin. Et je trouve qu’il y a beaucoup de chefs et pas assez d’Indiens.
Mère Abigaël gloussa. Elle aimait bien ce Ralph. C’était un homme simple, mais il était loin d’être bête. Il comprenait comment les choses fonctionnent. Rien d’étonnant si c’était lui qui avait mis en place ce que tout le monde appelait maintenant la Radio de la Zone libre. C’était le genre d’homme qui n’hésiterait pas à essayer de réparer avec de la colle époxy une batterie de tracteur qui commence à se fendre. Et si la réparation tenait, eh bien, il enlèverait tout simplement son chapeau cabossé pour gratter son crâne chauve, avec un grand sourire, le sourire d’un garçon de onze ans qui part avec sa canne à pêche sur l’épaule, ses devoirs terminés. Le genre d’homme qu’il fait bon avoir à côté de soi quand tout va plutôt mal, et qui s’efface ensuite quand tout le monde se sent bien. Le type qui sait adapter la valve d’un pneu de vélo quand le raccord de la pompe est trop gros, qui comprend du premier coup d’œil ce qui fait ce drôle de bruit dans le four, mais aussi le type qui pointe toujours trop tard à l’usine, qui repart toujours trop tôt et qui finit par se faire mettre dehors. Le genre de type qui sait engraisser un champ de mais avec du purin de porc, dans les bonnes proportions, qui sait faire des conserves de concombres, mais qui ne comprendra jamais un mot du papier qu’il signe à la banque pour emprunter l’argent dont il a besoin afin de s’acheter une voiture, qui ne comprendra jamais comment le concessionnaire arrive chaque fois à le blouser. Rempli par Ralph Brentner, un formulaire de demande d’emploi aurait eu l’air de sortir d’un mixer électrique… fautes d’orthographe, pages cornées, taches d’encre et de graisse. Son curriculum vitae, d’un jeu de cartes qui aurait fait le tour du monde sur un caboteur poussif. Mais, lorsque le tissu du monde commençait à se déchirer, c’étaient les hommes comme Ralph Brentner qui n’avaient pas peur de dire : « Mettons un petit peu de colle ici, on va voir si ça tient. » Et le plus souvent, ça tenait.
– Tu es un brave type, Ralph, tu le savais ? Tu es un brave type.
– Vous aussi, mère. Non, pas un brave type… Enfin, vous comprenez. Bon, ce gars-là, Redman, est venu nous trouver pendant qu’on était en train de travailler. Il voulait parler à Nick, lui dire qu’il devait être membre d’un comité… je ne sais pas trop quoi.
– Et qu’est-ce que Nick a répondu ?
– Oh là là ! Il en a
écrit des pages ! Mais ça peut se résumer comme ça : si mère Abigaël est d’accord, je suis d’accord. Qu’est-ce que vous en dites ?
– Qu’est-ce que tu veux qu’une vieille dame comme moi ait à dire sur ces choses-là ?
– Beaucoup, répondit Ralph, presque choqué. C’est à cause de vous que nous sommes ici. Et je crois que nous ferons tout ce que vous voulez.
– Eh bien, ce que je veux, c’est de continuer à vivre libre comme je l’ai toujours fait, comme une Américaine. Je veux simplement dire ce que j’ai sur le cœur quand j’en ai envie. Comme une Américaine.
– Vous aurez votre mot à
dire.
– Les autres pensent comme toi, Ralph ?
– Oui, vous pouvez en être sûre.
– Alors, tout va très bien, dit-elle en se balançant dans son fauteuil. Le temps passe. Et tous ces gens se tournent les pouces. Ils attendent que quelqu’un vienne leur dire où se poser le derrière.
– Alors, je peux y aller ?
– Quoi faire ?
– Nick et Stu m’ont demandé de trouver une imprimerie et de voir si je pouvais la faire fonctionner, si eux me trouvaient un peu d’électricité. Je leur ai dit que je n’avais pas besoin d’électricité, que j’allais simplement trouver une école quelque part avec une bonne vieille ronéo à manivelle. Ils veulent imprimer des tracts. Et beaucoup ! Sept cents. Je me demande pourquoi, puisque nous sommes juste un peu plus de quatre cents.
– Plus les dix-neuf qui
attendent devant la grille et qui vont sans doute avoir une insolation si nous continuons à papoter. Va donc les chercher, mon enfant.
– J’y vais, dit Ralph en s’éloignant.
– Ralph ?
Il se retourna.
– Tu ferais bien d’en
imprimer mille.
Ralph leur
ouvrit la barrière et ils entrèrent. Elle sentit alors son péché, celui qu’elle considérait comme la mère des péchés. Le père des péchés était le vol ; les dix commandements se résumaient en fait à « Tu ne voleras point ». Le meurtre était le vol d’une vie, l’adultère le vol d’une épouse, l’envie, le vol secret et furtif qui se cachait dans l’ombre d’un cœur. Le blasphème était le vol du nom de Dieu, chassé de la maison du Seigneur, profané dans la rue comme une putain sur ses talons hauts. Elle n’avait jamais connu vraiment le vol, à peine un petit chapardage de temps en temps.
La mère du péché était l’orgueil.
L’orgueil était le côté féminin de Satan dans la race humaine, l’œuf paisible du péché, toujours fertile. C’est l’orgueil qui avait empêché Moïse de connaître le pays de Canaan où les grappes de raisins étaient si grosses qu’il fallait se mettre à plusieurs pour les porter. Qui a fait jaillir l’eau du rocher quand nous avions soif ? avaient demandé les enfants d’Israël. Et Moïse avait répondu : moi.
Elle avait toujours été fière. Fière du plancher qu’elle lavait à grande eau, à quatre pattes (mais Qui lui avait donné ces mains, ces genoux et l’eau qui remplissait son seau ?), fière que tous ses enfants aient bien tourné – pas un seul en prison, pas un seul pris par la drogue ou la bouteille, pas un seul possédé par le vice qui doit taire son nom – mais les mères des enfants étaient les filles de Dieu. Elle était fière de sa vie, mais ce n’était pas elle qui l’avait faite. La fierté était la malédiction des forts car, comme une femme, la fierté avait ses artifices. Malgré son grand âge, elle n’avait pas encore appris toutes ses illusions, pas encore maîtrisé ses chants de sirène.
Et lorsqu’ils franchirent la barrière, un par un, elle pensa : C’est moi qu’ils sont venus voir. Sur les talons de ce péché, une série d’images blasphématoires surgit toute seule dans son esprit : ils entraient un par un, comme des communiants, et elle voyait leur jeune chef baisser les yeux à terre, à son côté une jeune femme aux cheveux blonds, un petit garçon derrière lui accompagné d’une femme aux yeux sombres dont les cheveux noirs étaient parcourus de mèches grises. Et derrière eux, les autres, à la queue leu leu.
Le jeune homme gravit les marches de la véranda mais sa femme s’arrêta au pied de l’escalier. Il avait les cheveux longs, comme Ralph l’avait dit, mais ils étaient propres. Il avait une barbe rousse semée de fils d’or, très longue. Un visage fort, récemment buriné par les soucis, des rides toutes fraîches autour de la bouche, en travers du front.
– Vous existez vraiment, dit-il à voix basse.
– Figurez-vous que je n’en avais jamais douté. Je m’appelle Abigaël Freemantle, mais par ici, on m’appelle généralement mère Abigaël. Soyez les bienvenus chez vous.
– Merci, répondit-il d’une voix étouffée, et elle vit qu’il avait peine à retenir ses larmes. Je suis… nous sommes très heureux d’être ici. Je m’appelle Larry Underwood.
Elle lui tendit la main et il la serra tout doucement, respectueusement. Elle sentit à nouveau poindre en elle la fierté, cette chose qui vous fait raidir la nuque. Comme si ce jeune homme croyait qu’elle avait en elle un feu qui allait le brûler.
– J’ai… j’ai rêvé de vous.
Elle hocha la tête en souriant. Il se retourna maladroitement, manquant de trébucher, et redescendit les marches, le dos voûté. Bientôt il serait soulagé de son fardeau, pensa-t-elle, quand il comprendrait qu’il n’avait pas à porter tout le poids du monde sur ses épaules. Un homme qui doute de lui ne doit pas être trop longtemps mis à l’épreuve, pas avant qu’il n’ait mûri, et cet homme, ce Larry Underwood, était encore un peu vert comme une jeune tige qu’un rien fait fléchir. Mais elle l’aimait.
Sa femme, une jolie petite chose aux yeux comme des violettes, vint ensuite. Elle regarda mère Abigaël droit dans les yeux, mais sans aucune arrogance.
– Je m’appelle Lucy Swann. Je suis heureuse de faire votre connaissance.
Elle portait un pantalon. Pourtant, elle esquissa une petite révérence.
– Heureuse de vous voir, Lucy.
– Est-ce que je peux vous demander… je voudrais…
Le rouge lui monta aux joues et elle baissa les yeux.
– Cent huit ans, sauf erreur, répondit-elle gentiment. Mais il y a des jours où j’ai l’impression d’en avoir deux cent seize.
– J’ai rêvé de vous, dit
Lucy qui redescendit aussitôt l’escalier, un peu mal à l’aise.
Ce fut ensuite le tour de la femme aux yeux sombres et du garçon. La femme la regarda gravement, sans ciller ; quant au garçon, il semblait totalement émerveillé. L’enfant ne l’inquiétait pas. Mais quelque chose chez cette femme lui fit froid dans le dos. Il est ici pensa-t-elle. Il est venu sous la forme de cette femme… car sachez qu’il revêt bien d’autres formes que la sienne… Le loup… Le corbeau… Le serpent.
Elle aussi pouvait connaître la peur et, un instant, elle eut l’impression que cette étrange femme aux cheveux parcourus de mèches blanches allait tendre la main, presque nonchalamment, et lui briser la nuque. Un instant, mère Abigaël crut que le visage de la femme avait disparu et qu’elle voyait devant elle un trou dans l’espace et le temps, un trou au sein duquel deux yeux sombres et damnés la fixaient – des yeux perdus, hagards, désespérés.
Mais ce n’était qu’une femme, pas lui. L’homme noir n’oserait jamais s’approcher d’elle, même pas sous une forme autre. Ce n’était qu’une femme – une très jolie femme d’ailleurs – avec un visage expressif et sensible. Elle tenait le petit garçon par les épaules. Mais oui, elle avait rêvé, c’était tout. Certainement.
Pour Nadine Cross, la rencontre fut un moment de totale confusion. Elle s’était sentie bien quand elle avait franchi la barrière. Elle s’était sentie bien jusqu’à ce que Larry commence à parler à la vieille dame. Mais alors, un sentiment presque intolérable d’horreur et de terreur s’était emparé d’elle. La vieille femme pouvait… pouvait quoi ?
Pouvait voir.
Oui, elle avait peur que la vieille femme puisse voir en elle, découvre cette noirceur déjà ensemencée qui commençait à germer. Elle avait peur que la vieille femme se lève, la dénonce, exige qu’elle quitte Joe et qu’elle aille vers ceux (vers lui) auxquels elle appartenait.
L’une comme l’autre agitées par leurs troubles frayeurs, les deux femmes se regardèrent dans les yeux. Elles se jaugèrent. Un instant seulement, mais qui leur parut à toutes deux interminable.
Il est en elle, la créature du Diable, pensa Abby Freemantle.
Tout leur pouvoir est là, pensa Nadine à son tour. Ils n’ont rien d’autre qu’elle, même s’ils l’ignorent peut-être.
Joe s’agitait à côté d’elle, la tirait par la main.
– Bonjour, dit-elle d’une petite voix blanche. Je m’appelle Nadine Cross.
– Je sais qui vous êtes, répondit la vieille femme.
Les mots planèrent dans l’air, et toutes les conversations s’interrompirent brusquement. Les gens se retournèrent, étonnés, pour voir ce qui se passait.
– Vraiment ?
Tout à coup, elle eut l’impression que Joe était sa seule protection, l’unique. Elle fit passer l’enfant devant elle, comme un otage. Les étranges yeux couleur de mer de Joe se levèrent vers mère Abigaël.
– Voici Joe. Vous le
connaissez lui aussi ? demanda Nadine.
Les yeux de mère Abigaël
restaient fixés sur ceux de la femme qui se faisait appeler Nadine Cross, mais un mince voile de sueur lui baignait maintenant la nuque.
– Je ne pense pas qu’il s’appelle Joe, pas plus que je m’appelle Cassandre, et je ne pense pas que vous soyez sa maman.
La vieille femme baissa les yeux vers le petit garçon, soulagée d’une certaine manière, incapable de s’empêcher de croire que cette femme venait de remporter une victoire – qu’elle avait placé ce petit bonhomme entre elles, qu’elle l’avait utilisé pour l’empêcher de faire ce que son devoir lui commandait… ah, mais tout avait été si vite, elle n’avait pas eu le temps de se préparer.
– Comment t’appelles-tu, mon petit ?
L’enfant voulait répondre, mais on aurait cru qu’un os s’était pris dans sa gorge.
– Il ne peut pas vous le
dire, dit Nadine en posant la main sur l’épaule de l’enfant. Il ne peut pas vous le dire. Je ne crois pas qu’il se souv…
Joe s’écarta brusquement.
– Leo ! dit-il tout à coup d’une voix forte et claire. Leo Rockway, c’est moi ! Je suis Leo !
Et il se précipita dans les bras de mère Abigaël en riant aux éclats. Les autres rirent eux aussi et certains applaudirent. Personne ne semblait plus s’intéresser à Nadine. Abby sentit à nouveau que quelque chose venait de basculer.
– Joe ! lança Nadine.
Elle avait retrouvé son calme. Son visage paraissait si lointain. Le garçon s’écarta un peu de mère Abigaël et regarda Nadine.
– Viens, dit Nadine en
soutenant le regard d’Abby. Elle est vieille. Tu vas lui faire mal. Elle est très vieille et… plus très forte.
– Oh, je crois être bien
assez forte pour aimer un peu un petit garçon comme lui, répondit mère Abigaël, mais sa voix lui parut étrangement incertaine. On dirait qu’il a fait un bien long voyage.
– Oui, il est fatigué. Et vous l’êtes vous aussi. Allez, viens, Joe.
– Je l’aime beaucoup, dit le petit garçon sans bouger.
Nadine tressaillit. Sa voix se durcit :
– Allez, viens tout de suite, Joe !
– Ce n’est pas mon nom !
Leo ! Leo ! C’est comme ça que je m’appelle !
Les conversations cessèrent de nouveau. Tous comprenaient que quelque chose d’imprévu s’était produit, pouvait se produire encore, mais sans savoir quoi au juste.
Les deux femmes se regardaient comme si elles croisaient le fer.
Je sais qui vous êtes, disaient les yeux d’Abby.
Et Nadine répondait : Oui.
Et je vous connais moi aussi.
Mais, cette fois, ce fut Nadine qui baissa les yeux la première.
– Très bien, dit-elle. Leo, ou ce que tu voudras. Mais viens, avant de trop la fatiguer.
L’enfant quitta à regret les bras de mère Abigaël.
– Reviens me voir quand tu veux, dit Abby, sans regarder Nadine.
– D’accord, répondit le
petit garçon en lui envoyant un baiser.
Nadine était de glace. Elle ne disait pas un mot. Quand ils redescendirent les marches, le bras de Nadine sur ses épaules parut lourd à l’enfant, comme une chaîne de forçat. Mère Abigaël les regarda s’éloigner, sachant que tout allait se dissiper dans le brouillard. Maintenant qu’elle ne voyait plus le visage de la femme, cette impression d’avoir eu une révélation commençait à s’estomper. Elle n’était plus très sûre de ce qu’elle avait ressenti. Ce n’était qu’une femme parmi d’autres, sans aucun doute… mais était-ce bien vrai ?
Le jeune homme, Underwood, était toujours en bas des marches, le visage tourmenté comme un nuage d’orage.
– Pourquoi as-tu fait ça ?
demanda-t-il tout bas à la femme, mais mère Abigaël le comprit parfaitement.
La femme fit comme si elle n’avait pas entendu et s’éloigna sans répondre. Le petit garçon lança un regard suppliant à Underwood, mais la femme commandait, au moins pour le moment, et l’enfant la laissa l’emmener, l’emporter avec elle.
Il y eut un moment de silence et elle ne sut comment le combler, alors qu’il le fallait –– Il le fallait ?
N’était-ce pas sa mission de le combler ?
Une voix demandait doucement : Oui ? Ta mission ? C’est pour cela que Dieu t’a emmenée ici, femme ?
Pour être celle qui accueille aux portes de la Zone libre ?
Je ne peux plus penser, protesta-t-elle.
Cette femme avait raison : je suis fatiguée.
Il revêt bien d’autres formes que la sienne, poursuivait la petite voix intérieure. Loup, corbeau, serpent…
femme.
Qu’est-ce que cela voulait dire ?
Que s’était-il passé ? Mon Dieu, quoi ?
J’étais assise, heureuse, attendant qu’ils se prosternent – oui c’est bien cela que je faisais, inutile de me le cacher – et cette femme approche, quelque chose arrive, et je ne sais plus quoi.
Mais il y avait quelque chose dans cette femme… est-ce bien vrai ? En es-tu sûre ?
Dans le silence, tous semblaient la regarder, attendant qu’elle fasse ses preuves. Et elle en était incapable. La femme et l’enfant avaient disparu ; ils étaient partis comme si eux étaient les justes et elle, rien d’autre qu’une vieille pharisienne grimaçante dont aussitôt ils avaient vu le jeu.
Oh, mais je suis vieille !
Ce n’est pas juste !
Et tout de suite vint une autre voix, toute petite, claire et précise, une voix qui n’était pas la sienne : Pas trop vieille pour ne pas savoir que la femme est…
Un autre homme s’approchait, hésitant, respectueux.
– Bonjour, mère Abigaël. Je m’appelle Zellman. Mark Zellman. De Lowville, État de New York. J’ai rêvé de vous.
Elle se trouva tout à coup en face d’un choix qui ne resta parfaitement clair que quelques instants seulement dans son esprit agité. Elle pouvait répondre au salut de cet homme, le taquiner un peu pour le mettre à l’aise (mais pas trop à l’aise, car ce n’était pas précisément ce qu’elle voulait), puis passer au suivant, et encore au suivant, recevant leurs hommages comme de nouvelles palmes, ou bien elle pouvait l’ignorer, lui et les autres. Elle pouvait suivre le fil de ses pensées, tout au fond de son cœur, chercher au plus profond ce que le Seigneur voulait qu’elle sache.
La femme est…
… quoi ?
Était-ce important ? La
femme n’était plus là.
– J’ai eu un petit neveu qui vivait dans cette région, répondit-elle d’une voix placide à Mark Zellman. Une petite ville qui s’appelait Rouse’s Point. Au bord du lac Champlain, tout près du Vermont. Vous n’en avez sans doute jamais entendu parler.
Et Mark Zellman répondit que si, il en avait entendu parler ; comme tout le monde dans l’État de New York. Y
avait-il jamais été ? Et son visage s’assombrit. Non, jamais. Mais il aurait tant voulu.
– D’après ce que Ronnie me disait dans ses lettres, vous n’avez pas manqué grand-chose.
Et Zellman repartit, un large sourire aux lèvres.
Les autres montèrent tour à tour présenter leurs respects comme tant d’autres l’avaient fait avant eux comme d’autres le feraient encore dans les jours et dans les semaines à venir. Un adolescent, Tony Donahue. Un mécanicien, Jack Jackson. Une jeune infirmière, Laurie Constable – elle allait être bien utile. Un vieil homme, Richard Farris, que tout le monde appelait Le Juge ; il la regarda avec une telle intensité qu’elle en fut presque mal à l’aise. Dick Vollman. Sandy DuChien – joli nom, sûrement une descendante de trappeurs français. Harry Dunbarton, un homme qui, trois mois plus tôt, gagnait sa vie en vendant des lunettes. Andrea Terminello. Un certain Smith. Un certain Rennett. Et tant d’autres. Elle leur parla à tous, hochant la tête, souriant, faisant de son mieux pour les mettre à l’aise, mais le plaisir qu’elle avait senti les autres jours avait disparu maintenant. Elle ne sentait plus que ses rhumatismes dans ses poignets, ses doigts et ses genoux, et puis aussi cette impression lancinante qu’elle devrait bientôt utiliser la toilette portative si elle ne voulait pas mouiller sa robe.
Tout cela, et l’impression de plus en plus vague (elle aurait complètement disparu à la tombée de la nuit) qu’elle avait manqué quelque chose de très important et qu’elle allait peut-être beaucoup le regretter plus tard.
Comme il avait
les idées plus claires lorsqu’il écrivait, il notait tout ce qui lui paraissait important avec deux crayons-feutres : un bleu et un noir. Nick Andros était assis dans le petit bureau de la maison qu’il partageait avec Ralph Brentner et l’amie de Ralph, Elise. Il faisait presque nuit. La maison était très jolie, tapie à l’ombre du mont Flagstaff, mais un peu au-dessus de la ville. À travers la baie vitrée du salon, les rues de la ville paraissaient dessiner un gigantesque damier. Les vitres étaient revêtues d’une pellicule réfléchissante qui permettait de voir à travers sans être vu de l’extérieur. Nick supposait que la maison devait valoir entre 450 000 et 500 000
dollars… et le propriétaire et sa famille avaient mystérieusement disparu.
Au cours du long périple qui l’avait conduit de Shoyo à Boulder, d’abord tout seul, puis en compagnie de Tom Cullen et des autres, il avait traversé des dizaines et des dizaines de villes, grandes et petites toutes des charniers qui empestaient à des kilomètres à la ronde. Boulder n’aurait pas dû être différente… et pourtant elle l’était. Naturellement, il y avait des cadavres, par milliers, et il faudrait faire quelque chose avant la fin de la saison sèche, quand les pluies d’automne accéléreraient la décomposition des corps, avec les risques de maladie qui pourraient en résulter… mais il n’y avait pas suffisamment de cadavres. Nick se demandait si quelqu’un d’autre, à part lui et Stu Redman, l’avait remarqué… Lauder peut-être. Lauder remarquait presque tout.
Pour une maison ou un immeuble que vous trouviez rempli de cadavres, il y en avait des dizaines d’autres totalement vides. Durant les derniers spasmes de l’épidémie, la plupart des habitants de Boulder, malades et valides, avaient donc décidé de quitter la ville. Pourquoi ? La réponse n’avait probablement pas d’importance et sans doute ne la connaîtraient-ils jamais. Le fait étonnant demeurait que mère Abigaël, sans avoir vu la ville, avait réussi à les conduire tous vers ce qui était peut-être la seule petite ville des États-Unis qui ne soit pas littéralement jonchée de cadavres. Même pour un sceptique comme lui, c’était suffisant pour qu’il se demande d’où elle tirait ses informations.
Nick s’était installé dans trois jolies chambres au sous-sol, meublées en pin. Ralph avait eu beau insister pour qu’il utilise le reste de la maison, il s’y était absolument refusé – il se sentait déjà comme un intrus, mais il aimait bien Ralph et Elise… et jusqu’à ce voyage qui l’avait mené de Shoyo à Hemingford Home, il ne s’était pas rendu compte à quel point la compagnie des autres lui avait manqué. Un manque qui n’était toujours pas comblé.
Cette maison était certainement la plus belle de toutes celles où il avait habité. Nick disposait de sa propre entrée, à l’arrière, où il gardait son vélo dont les roues s’enfonçaient jusqu’aux moyeux dans une épaisse couche de feuilles de trembles qui pourrissaient en dégageant une douce odeur. Il avait commencé à se constituer une petite bibliothèque, chose qu’il avait toujours voulu faire au cours de ses années d’errance. Il lisait beaucoup à l’époque (depuis quelque temps, il n’avait que rarement le loisir de s’asseoir pour entreprendre une longue conversation avec un livre), et certains de ceux qui s’alignaient sur les étagères encore pratiquement vides étaient de vieux amis, la plupart empruntés dans des bibliothèques publiques pour la somme de deux cents par jour ; ces dernières années, il n’était jamais resté suffisamment longtemps au même endroit pour pouvoir obtenir une carte de lecteur.
Les autres volumes étaient des livres qu’il n’avait pas encore lus, mais que ses lectures précédentes lui avaient donné envie de connaître. Et, tandis qu’il était assis dans le petit bureau devant sa feuille de papier et ses deux crayons-feutres, un de ces livres était juste à côté de lui sur la table – Les Confessions de Nat Turner, de William Styron. Il avait marqué l’endroit où il avait interrompu sa lecture avec un billet de dix dollars trouvé dans la rue.
Il y avait beaucoup d’argent dans les rues, des billets que le vent balayait dans les caniveaux, et il était encore surpris et amusé de voir combien de gens – dont lui – s’arrêtaient pour les ramasser. Pourquoi ? Les livres ne coûtaient plus rien à présent. Les idées ne coûtaient plus rien. Parfois cette pensée le remplissait d’enthousiasme. Parfois aussi elle l’effrayait.
La feuille sur laquelle il écrivait provenait d’un classeur dans lequel il notait toutes ses idées – sorte de journal, sorte d’aide-mémoire. Il avait découvert qu’il prenait grand plaisir à dresser ces listes, au point de se demander s’il n’avait pas eu un comptable parmi ses ancêtres. Quand il se sentait troublé et inquiet, cette activité suffisait souvent à le tranquilliser.
Il revint à sa page blanche, gribouillant distraitement dans la marge.
Il avait l’impression que tout ce qu’ils voulaient ou désiraient de leur ancienne vie se trouvait dans la centrale électrique de Boulder, aujourd’hui silencieuse, comme un trésor caché dans une cassette poussiéreuse, au fond d’un placard. Les gens qui s’étaient rassemblés à Boulder semblaient partager une même sensation confuse, vaguement désagréable – ils étaient comme des enfants cherchant leur chemin dans une maison hantée. D’une certaine façon, Boulder était une ville fantôme. Tous avaient l’impression de n’y être que de passage. Il y avait aussi ce type, Impening, qui avait autrefois habité Boulder où il travaillait à l’usine IBM. Impening semblait vouloir semer le trouble. Il ne cessait de dire à qui voulait l’entendre qu’en 1984, le 14 septembre pour être précis, il était tombé quatre centimètres de neige sur la ville et qu’en novembre il faisait assez froid pour geler les roupettes d’un singe de béton. C’était le genre de conversation que Nick ne souhaitait pas voir se répandre. Le défaitisme d’Impening lui aurait valu des ennuis s’il avait été dans l’armée, mais il ne s’agissait pas d’une armée ici. L’important, c’était que le bavardage d’Impening ne risquait pas de faire de mal si les gens pouvaient s’installer dans des maisons où les ampoules s’allument où le chauffage se met en marche dès qu’on poussé le doigt sur un bouton. Et si ce résultat n’était pas obtenu d’ici les premiers froids, Nick craignait que les gens ne commencent à s’en aller. Toutes les assemblées, tous les représentants, toutes les ratifications du monde ne pourraient les en empêcher.
Selon Ralph, il n’y avait rien de bien sérieux à la centrale électrique, du moins à première vue. Les techniciens avaient arrêté certaines machines ; d’autres s’étaient arrêtées toutes seules. Deux ou trois des grosses turbines avaient sauté peut-être à la suite d’une dernière surtension. Il faudrait remplacer quelques circuits, avait dit Ralph, mais il pensait que Brad Kitchner, lui et une douzaine d’hommes pourraient s’en charger. Par contre, il faudrait beaucoup plus de main-d’œuvre pour refaire les bobinages des alternateurs qui avaient sauté. Mais ce n’était pas le fil de cuivre qui manquait à Denver – Ralph et Brad avaient fait une tournée de reconnaissance dans les entrepôts la semaine précédente. S’ils disposaient de suffisamment de bras, ils pourraient sans doute avoir de la lumière dans une ou deux semaines.
Et alors, on va organiser une bringue de tous les diables, une foire comme il n’y en a jamais eu dans cette ville, avait dit Brad.
La loi et l’ordre. C’était un autre point qui l’inquiétait. Stu Redman pouvait-il s’en charger ? Il ne souhaiterait certainement pas cette responsabilité mais Nick espérait parvenir à le persuader… Et au besoin, demander à Glen de lui donner un coup de main. Ce qui l’inquiétait vraiment, c’était le souvenir, encore trop frais et trop douloureux pour qu’il veuille y penser longtemps, de sa courte et terrible expérience comme gardien de la prison de Shoyo. Vince et Billy en train de mourir, Mike Childress qui sautait à pieds joints dans son assiette : Je fais la grève de la faim ! Tu m’entends, ordure ?
L’idée qu’ils puissent avoir besoin de tribunaux, de prisons… peut-être même d’un bourreau, lui faisait mal.
Après tout, ils étaient les fils de mère Abigaël pas ceux de l’homme noir !
Mais l’homme noir ne s’embarrasserait sans doute pas de tribunaux et de prisons.
Son châtiment serait rapide, sûr, brutal. Il n’aurait pas besoin de prisons pour faire peur aux gens, quand les cadavres s’aligneraient le long de l’autoroute 15, crucifiés sur les poteaux de téléphone, offerts aux oiseaux.
Nick espérait que la plupart des délits seraient mineurs. Il y avait déjà eu quelques cas d’ivresse sur la voie publique et de tapage nocturne. Un jeune adolescent, beaucoup trop jeune pour conduire s’était promené à fond de train sur Broadway semant la panique sur son passage. Il avait finalement embouti le camion d’un boulanger et son aventure s’était soldée par une belle entaille au front – il avait eu de la chance de s’en tirer à si bon compte, pensait Nick. Bien des gens l’avaient vu, avaient compris qu’il était beaucoup trop jeune, mais personne ne s’était senti en droit de l’arrêter.
Autorité. Organisation. Il écrivit ces deux mots sur sa feuille et les entoura de deux cercles. Les enfants de mère Abigaël n’étaient pas à l’abri de la faiblesse de la stupidité, des mauvaises compagnies. Nick ignorait s’ils étaient ou non les enfants de Dieu, mais ce qu’il savait, c’est que, lorsque Moïse était descendu de la montagne, ceux qui n’étaient pas en train d’adorer le veau d’or étaient occupés à faire des conneries. Un jour, quelqu’un finirait bien par tricher dans une partie de poker, ou déciderait de piquer la femme d’un autre.
Autorité. Organisation. Il entoura d’un autre cercle les deux mots qui semblaient maintenant prisonniers derrière leur triple clôture. Comme ils allaient bien ensemble… et comme Nick n’aimait pas ces deux mots.
Quelques
minutes plus tard, Ralph entra dans le petit bureau.
– Nous attendons quelques personnes demain, et toute une ribambelle après-demain. Plus de trente dans le deuxième groupe.
– Parfait, écrivit Nick. Je suis sûr que nous allons bientôt avoir un médecin. La loi des grands nombres.
– Oui, nous devenons une vraie petite ville.
Nick hocha la tête.
– J’ai parlé avec le type qui était le chef du groupe d’aujourd’hui. Il s’appelle Larry Underwood. Un type intelligent. Malin comme un singe.
Nick haussa les sourcils et dessina en l’air un point d’interrogation.
Ralph savait ce que voulait dire ce signe : donne-moi plus de détails, si tu peux.
– Eh bien, voilà. Il a six ou sept ans de plus que toi, je crois, et peut-être huit ou neuf de moins que Redman. Mais c’est le genre de type que tu nous as demandé de chercher. Il pose les bonnes questions.
?
– D’abord, qui commande ici.
Ensuite, qu’est-ce qu’on fait maintenant. Enfin, qui va le faire.
Nick hocha la tête. Oui – les bonnes questions. Mais était-il l’homme qu’ils cherchaient ? Ralph avait peut-être raison. Mais il pouvait aussi se tromper.
– Je vais essayer d’aller lui dire bonjour demain, écrivit Nick sur une nouvelle feuille de papier.
– Oui, tu devrais. Je t’assure qu’il est bien. Et j’ai parlé un petit peu à la mère avant que Underwood et ses copains viennent lui dire bonjour. Je lui ai parlé de ce que tu m’avais dit.
?
– Elle m’a donné le feu vert.
Elle trouve que les gens tournent en rond et qu’ils ont besoin qu’on leur dise où se poser le derrière.
Nick se renversa dans sa chaise et rit silencieusement :
– J’étais presque sûr qu’elle serait d’accord. Je vais parler à Stu et à Glen demain. Est-ce que tu as imprimé les affiches ?
– Oh ! Je n’y pensais plus ! Évidemment. Ça m’a pris presque tout l’après-midi, figure-toi.
Il montra à Nick une affiche qui sentait encore l’encre fraîche. Ralph l’avait dessinée lui-même. De gros caractères pour attirer l’œil :
ASSEMBLÉE GÉNÉRALE ! ! !
NOMINATION
DES CANDIDATS ET
ÉLECTION
DU CONSEIL !
18 août 1990 à 20h30
Parc
Bandshell s’il fait BEAU
Salle
Chautauqua s’il fait MAUVAIS
DES RAFRAICHISSEMENTS SERONT SERVIS
Au-dessous, un petit plan à l’intention de ceux qui ne connaissaient pas encore très bien Boulder. Puis, en petits caractères, les noms que Stu, Glen et Nick avaient retenus un peu plus tôt, après quelques discussions :
Comité spécial Nick
Andros
Glen
Bateman
Ralph Brentner Richard Ellis Fran Goldsmith Stuart
Redman
Susan
Stern
Nick montra du
doigt la phrase qui parlait des rafraîchissements et haussa les sourcils.
– Oh, oui, c’est une idée de Frannie. Elle pense que les gens seront plus nombreux si on leur donne quelque chose à boire. Elle va s’en occuper avec son amie, Patty Kroger. Gâteaux secs et limonade, précisa Ralph en faisant la grimace. Si je devais choisir entre de la limonade et de la tisane, eh bien figure-toi que je réfléchirais un bon coup.
Je te laisse ma part, Nicky.
Nick lui répondit avec un sourire.
– La seule chose dans tout ce truc, c’est que vous voulez que je fasse partie du comité. Et moi, je sais ce que c’est un comité. Ça veut dire : « Félicitations pour votre dévouement, pour votre excellent travail. » D’accord, j’aime bien les compliments et j’ai travaillé dur toute ma vie. Mais les comités, c’est fait pour donner des idées.
Et moi, je suis pas tellement fort là-dedans.
Sur son bloc-notes, Nick dessina rapidement un gros émetteur radio et une antenne qui lançait des ondes dans le ciel.
– D’accord, mais ça c’est complètement différent.
– Tout ira bien, tu verras.
– Si tu le dis… Je vais essayer en tout cas. Mais je crois que vous feriez mieux de prendre ce type, Underwood.
Nick hocha la tête et lui donna une tape amicale sur l’épaule. Ralph lui souhaita bonne nuit et sortit. Seul dans le petit bureau, Nick regarda longtemps l’affiche. Si Stu et Glen l’avaient vue – et c’était certainement le cas –, ils savaient maintenant qu’il avait décidé sans les consulter de rayer le nom de Harold Lauder sur la liste des membres du comité spécial. Comment allaient-ils le prendre ? Il n’en savait rien. Mais le fait qu’ils ne soient pas venus aussitôt le voir était probablement un bon signe. Peut-être attendaient-ils de lui qu’il fasse maintenant des concessions. Et s’il le fallait, il n’hésiterait pas à en faire, mais à condition d’écarter ce Harold. S’il le fallait, il renoncerait à Ralph. De toute façon, Ralph ne tenait pas vraiment à ce poste. Mais Ralph avait la tête sur les épaules. C’était un type qui savait ne pas s’arrêter à la surface des choses. Il serait précieux comme membre d’un comité permanent. Quant à Stu et à Glen, ils avaient déjà nommé tous leurs amis dans ce comité. Si lui, Nick, voulait tenir Lauder à l’écart, il allait falloir qu’ils acceptent. Pour qu’ils réussissent leur coup, il ne fallait pas de dissension entre eux. Dis maman, comment il fait le monsieur pour sortir le lapin de son chapeau ? Eh bien, mon fils, je ne sais pas exactement, mais je pense qu’il a peut-être utilisé le vieux truc des gâteaux secs et de la limonade. Ça marche presque à tous les coups.
Il revint à la feuille sur laquelle il griffonnait lorsque Ralph était entré. Et il contempla les deux mots qu’il avait entourés de trois cercles, comme pour les empêcher de s’échapper.
Autorité. Organisation. Tout à coup, il en écrivit un autre au-dessous –il y avait juste assez de place. Trois mots maintenant à l’intérieur des trois cercles :
Autorité. Organisation. Politique.
Mais s’il essayait d’écarter Lauder, ce n’était pas simplement parce qu’il avait l’impression que Stu et Glen Bateman essayaient de prendre toute la couverture. Il était un peu agacé, naturellement.
Il aurait été étrange qu’il ne le soit pas. D’une certaine manière, lui Ralph et la mère Abigaël étaient les fondateurs de la Zone libre de Boulder.
Nous sommes des centaines maintenant, et des milliers vont bientôt arriver si Bateman a raison, pensait-il en tapotant la feuille de papier avec son crayon. Et plus il regardait ces trois mots, plus ils lui paraissaient vilains. Mais quand Ralph, moi, la mère, Tom Cullen et les autres, quand nous sommes arrivés ici, il n’y avait plus que des chats dans les rues de Boulder, et les cerfs qui étaient descendus du parc national pour se nourrir dans les potagers… et même dans les magasins. Tu te souviens de celui qui avait réussi à entrer dans le supermarché et qui ne trouvait plus la sortie ? Il courait dans les allées comme un fou en renversant tout par terre.
Bien sûr, il n’y a pas longtemps que nous sommes ici même pas un mois, mais nous étions les premiers !
Il y a certainement un peu de dépit dans mon attitude, mais ce n’est pas pour ça que je veux écarter Harold. Si je veux l’écarter, c’est parce que je ne lui fais pas confiance. Il sourit tout le temps, mais il y a une cloison étanche entre sa bouche et ses yeux. Il y a eu des frictions entre lui et Stu à une époque, à propos de Frannie, mais tous les trois disent que c’est terminé maintenant. Je me demande si c’est vrai. Parfois, je vois que Frannie observe Harold et elle a l’air mal à l’aise, comme si elle essayait de savoir dans quelle mesure tout est bien « fini ». Il n’est pas bête du tout mais j’ai l’impression qu’il est instable.
Nick secouait la tête. Ce n’était pas tout. En plusieurs occasions, il s’était en fait demandé si Harold Lauder n’était pas fou.
C’est surtout ce sourire. Je ne veux pas partager de secrets avec quelqu’un qui sourit de cette façon, quelqu’un qui donne l’impression de ne jamais dormir bien la nuit.
Pas de Lauder. Il faudra bien qu’ils l’acceptent.
Nick referma son classeur et le rangea dans le dernier tiroir du bureau. Puis il se leva et commença à se déshabiller. Il avait envie de prendre une douche. Confusément, il se sentait sale.
Le monde, pensait-il, non pas selon Garp, mais selon la super-grippe. Le nouveau monde, le meilleur des mondes. Mais il ne lui semblait pas particulièrement meilleur que l’autre, ni particulièrement nouveau. C’était comme si l’on avait caché un gros pétard dans le coffre à jouets d’un enfant. Bang ! et les jouets s’étaient éparpillés partout. Certains étaient fichus, d’autres pouvaient être réparés, surtout, ils étaient éparpillés d’un bout à l’autre de la pièce. Encore un peu trop chauds pour qu’on les touche. Mais bientôt ils se seraient suffisamment refroidis.
En attendant, il fallait faire un tri. Jeter ce qui ne servait plus. Mettre de côté les jouets qu’on pouvait réparer. Faire une liste de tout ce qui fonctionnait encore. Trouver un nouveau coffre pour tout ranger, un joli coffre à jouets. Un coffre solide. Il y a quelque chose de maladivement terrifiant dans la facilité – presque la volonté – qu’ont les choses de vouloir sauter en l’air. Le plus difficile c’est ensuite de remettre de l’ordre. De trier. De réparer. De faire la liste. De jeter ce qui ne sert plus à rien, naturellement.
Mais… peut-on jamais se résoudre à jeter ce qui n’est plus bon ?
Nick s’arrêta devant la porte de la salle de bain, nu, ses vêtements dans les bras.
Oh, la nuit était si silencieuse…
Mais toutes ses nuits n’étaient-elles pas des symphonies de silence ? Pourquoi donc avait-il tout à coup la chair de poule ?
Pourquoi ? Parce qu’il
sentit tout à coup que ce n’étaient pas des jouets que le comité de la Zone libre allait devoir ramasser, pas des jouets du tout. Il sentit tout à coup qu’il faisait partie d’un cercle d’étranges couturiers de l’esprit humain – lui Redman, Bateman, mère Abigaël, et oui, même Ralph avec sa grosse radio et ses amplis qui envoyaient le signal de la Zone libre à travers l’immense solitude du continent. Ils avaient chacun une aiguille et peut-être travaillaient-ils ensemble à confectionner une couverture douillette qui leur tiendrait bien chaud en hiver… ou peut-être ne faisaient-ils, après une brève pause, que recommencer à coudre un grand linceul pour ensevelir la race humaine, en commençant modestement par les orteils.
Après avoir
fait l’amour, Stu s’était endormi. Il ne dormait pas beaucoup depuis quelque temps et, la veille, il avait passé une nuit blanche à se saouler avec Glen Bateman, préparant l’avenir. Frannie avait mis une chemise de nuit et elle était sortie sur le balcon.
L’immeuble où ils habitaient se trouvait en plein centre, à l’angle de Pearl et de Broadway. Leur appartement était au deuxième et, du balcon, elle pouvait voir le carrefour ; Pearl, dans le sens est-ouest, Broadway dans le sens nord-sud. Elle aimait cet endroit. Comme si elle et Stu se trouvaient au centre de la rose des vents. La nuit était douce. Pas une brise. Un million d’étoiles faisaient briller la dalle noire du ciel. Et sous leur clarté glacée, Fran voyait la masse imposante des Flatirons se dresser plus à l’ouest.
Lentement, elle se caressa du cou jusqu’aux cuisses. Sous sa chemise de nuit en soie, elle était nue. Sa main frôla ses seins puis, au lieu de continuer tout droit vers le petit promontoire de son pubis, elle traça un arc de cercle sur son ventre, suivant une courbe qui n’était pas aussi prononcée quinze jours plus tôt.
On commençait à voir qu’elle était enceinte. Pas beaucoup, mais Stu lui en avait fait la remarque dans la soirée. Très décontracté, il avait préféré poser une question drôle : Et combien de temps peut-on continuer sans que… hum… sans que je le coince ?
Quatre mois. Ça te va ?
Parfait, avait-il répondu.
Et, délicieusement, il était entré en elle.
Plus tôt, la conversation avait été beaucoup plus sérieuse. Peu après leur arrivée à Boulder, Stu lui avait dit qu’il avait parlé du bébé à Glen. Le prof pensait, sans en être sûr, que le virus de la super-grippe n’avait peut-être pas encore disparu. Si c’était le cas, le bébé risquait de mourir. Une idée troublante (on pouvait toujours compter, songea-t-elle, sur Glen Bateman pour vous glisser une ou deux Idées Troublantes à l’oreille), mais si la mère était immunisée, il était clair que l’enfant… ?
Oui, mais bien des gens ici avaient perdu leurs enfants durant l’épidémie.
Oui mais cela voudrait dire…
Qu’est-ce que cela voudrait dire ?
Eh bien, cela pourrait vouloir dire que tous ces gens réunis ici n’étaient que l’épilogue de la race humaine, une brève coda. Elle ne voulait pas le croire, ne pouvait pas le croire. Si c’était vrai…
En bas, dans la rue, quelqu’un s’approchait, se tournait de côté pour se faufiler entre la vitrine d’un restaurant et l’avant d’un camion qui s’était immobilisé sur le trottoir. Une veste légère jetée sur l’épaule il portait à la main quelque chose, soit une bouteille soit une arme à long canon. Dans l’autre main, il tenait un bout de papier où une adresse était sans doute inscrite, car il semblait examiner les numéros des portes. Finalement, il s’arrêta devant leur immeuble. Il regardait la porte, ne sachant encore ce qu’il allait faire. Frannie trouva qu’il ressemblait un peu à un détective dans une vieille émission de télévision. Elle était à moins de dix mètres au-dessus de sa tête, mais la situation n’avait rien de facile. Si elle l’appelait, elle risquait de lui faire peur. Si elle se taisait, il allait sans doute frapper à la porte et réveiller Stuart. Et puis, que faisait-il avec un fusil à la main… si c’était un fusil ?
L’homme regarda en l’air sans doute pour voir s’il y avait de la lumière dans l’immeuble. Frannie était toujours en train de l’observer. Leurs yeux se rencontrèrent.
– Mon Dieu ! cria l’homme sur le trottoir.
Et, sans le vouloir, il fit un pas en arrière, trébucha dans le caniveau et tomba par terre.
– Oh ! s’écria Frannie
au même instant.
Et elle aussi fit un pas en arrière sur son balcon.
Une plante grimpante dans un grand pot était posée sur un socle derrière elle. Frannie le heurta en reculant.
Il hésita un peu, décida presque de vivre plus longtemps, puis s’écrasa sur le balcon.
Dans la chambre, Stu grogna en se retournant dans son lit.
Comme c’était à prévoir, Frannie fut prise d’une crise de fou rire. Les mains collées sur la bouche, elle essayait de se pincer les lèvres, sans parvenir à étouffer son rire qui fusait en petits hennissements rauques. Et c’est reparti, pensa-t-elle. S’il était venu me chanter la sérénade avec une mandoline, j’aurais pu lui faire tomber le pot sur la tête. O sole mio… BOUM ! Elle cherchait si fort à s’empêcher de rire qu’elle en avait mal au ventre.
Un murmure de conspirateur monta jusqu’à elle de la rue :
– Eh, vous… sur le balcon… Psssst !
– Psssst, murmura Frannie pour elle-même. Psssst, il ne manquait plus que ça.
Elle dut prendre la fuite pour ne pas se mettre à braire comme un âne. Rien ne pouvait l’arrêter quand elle avait le fou rire. Elle traversa donc à pas de loup la chambre plongée dans le noir, décrocha derrière la porte de la salle de bains un peignoir et fila vers la porte de l’appartement en essayant d’enfiler les manches. Son visage était parcouru de tressaillements bizarres, comme un masque de caoutchouc. Elle arriva sur le palier et se précipita dans l’escalier avant que son rire n’éclate, victorieux. Et c’est ainsi qu’elle descendit les deux étages en cancanant comme une folle.
L’homme – c’était un jeune homme – s’était relevé. Il était mince, bien bâti. Une barbe qui était sans doute blonde, ou peut-être légèrement roussâtre à la lumière du jour, lui dévorait le visage. Des cercles noirs soulignaient ses yeux, mais il souriait timidement.
– Qu’est-ce que vous avez renversé ? Un piano ?
– Un pot de fleurs. Il… il…
Mais le fou rire la reprit et elle ne put que le montrer du doigt, secouée par un rire silencieux, se tenant le ventre à deux mains. Des larmes ruisselaient sur ses joues.
– Vous étiez irrésistible, reprit-elle.
Je sais que ce n’est pas très gentil de dire ça à quelqu’un qu’on ne connaît pas mais… Je vous jure ! C’était tellement drôle !
– Autrefois, répondit-il
avec un grand sourire, je vous aurais fait un procès pour au moins deux cent cinquante mille dollars. Monsieur le juge, j’ai levé la tête et cette jeune femme me regardait. Eh oui, je crois bien qu’elle faisait une grimace. En tout cas, c’est ce que j’ai vu. Le tribunal statue en faveur du demandeur, pauvre garçon. L’audience est suspendue pour dix minutes.
Ils rirent un peu. Le jeune homme était vêtu d’un jeans propre et d’une chemise bleu foncé. La nuit d’été était chaude. Frannie était contente finalement d’être sortie.
– Vous ne vous appelleriez pas Fran Goldsmith, par hasard ?
– Si. Mais je ne vous
connais pas.
– Larry Underwood. Nous
sommes arrivés aujourd’hui. En réalité, je cherchais un certain Harold Lauder. On m’a dit qu’il habitait au 261 Pearl, avec Stu Redman, Frannie Goldsmith et quelques autres.
Le fou rire de Frannie s’arrêta aussitôt.
– Harold habitait l’immeuble quand nous sommes arrivés à Boulder. Mais il est parti il y a déjà pas mal de temps. Il habite rue Arapahœ, du côté ouest de la ville. Je peux vous donner son adresse si vous voulez, et vous dire comment y aller.
– J’aimerais bien, si c’est possible. Mais j’attendrai demain pour aller le voir. Je n’ai pas envie de me retrouver dans la même situation que tout à l’heure.
– Vous connaissez Harold ?
– Oui et non – comme je vous connais un peu, mais sans vous connaître vraiment. Pour être franc, je dois dire que vous ne ressemblez pas à celle que j’imaginais. Dans ma tête, je vous voyais comme une blonde germanique, probablement avec deux 45 à la ceinture. Mais je suis quand même très content de faire votre connaissance.
Il lui tendit la main et Frannie la serra avec un petit sourire un peu étonné.
– Figurez-vous que je ne
comprends pas un mot de ce que vous me racontez.
– Asseyons-nous sur le
trottoir une minute. Je vais tout vous expliquer.
Elle s’assit. Un coup de vent venu de nulle part souleva quelques papiers et agita les vieux ormes qui se dressaient sur la pelouse du palais de justice, trois rues plus loin.
– J’ai quelque chose pour Harold Lauder. Mais en principe, c’est une surprise. Alors, si vous le voyez avant moi, ne dites rien.
– Naturellement, répondit Frannie, de plus en plus perplexe.
Et il souleva ce qu’elle avait pris pour le canon d’une arme. En fait, c’était une bouteille de vin. Frannie lut l’étiquette à la lumière des étoiles : BORDEAUX 1947.
– La meilleure année du
siècle, expliqua Larry. Au moins, c’est ce qu’un de mes amis me disait. Il s’appelait Rudy.
– Mais… 1947… ça fait
quarante-trois ans. Est-ce que… il ne risque pas d’être un peu… abîmé ?
– Rudy disait qu’un bon
bordeaux ne s’abîme jamais. De toute façon, il a fait la route depuis l’Ohio. Si c’est un mauvais vin, au moins c’est un mauvais vin qui a beaucoup voyagé.
– Et vous l’avez apporté
pour Harold ?
– Oui, avec toute une
provision de ces trucs-là.
Il sortit quelque chose de la poche de sa veste. Cette fois, elle vit aussitôt ce que c’était et éclata de rire.
– Une tablette de chocolat Payday ! Harold en raffole… mais comment pouviez-vous le savoir ?
– C’est ce que je voulais vous expliquer.
– Alors, racontez-moi tout !
– Très bien. Il était une fois un type qui s’appelait Larry Underwood. Il habitait en Californie et était allé à New York voir sa chère vieille maman. Ce n’était pas la seule raison de son voyage, mais les autres raisons étaient un peu moins jolies. Restons-en à la première explication, d’accord ?
– Pourquoi pas ?
– Et voilà que la grande
sorcière, ou peut-être un imbécile du Pentagone, déclenche une terrible épidémie qui dévaste tout le pays. En moins de deux, pratiquement tout le monde à New York est mort. Y compris la mère de Larry.
– Je suis désolée. Ma mère et mon père sont morts eux aussi.
– Oui, tout le monde a perdu son père et sa mère. Si nous devions nous envoyer des condoléances, il n’y aurait plus assez d’enveloppes. Mais Larry a eu de la chance. Il est parti de New York avec une dame qui s’appelait Rita et qui n’avait pas exactement tout ce qu’il fallait pour faire face à la situation. Malheureusement, Larry n’avait pas ce qu’il fallait non plus pour l’aider à s’en sortir.
– Personne ne l’avait.
– Mais certains l’ont trouvé plus vite que les autres. Bref, Larry et Rita ont pris la direction de la côte du Maine. Ils sont allés jusqu’au Vermont. Là, la dame a malheureusement pris quelques pilules de trop.
– C’est terrible.
– Et Larry a très mal digéré la chose. En fait, il y a vu plus ou moins un signe de Dieu, un jugement sur son caractère. J’ajouterai qu’une ou deux personnes qui l’avaient connu pensaient que son principal trait de caractère était un égocentrisme à toute épreuve, aussi visible et manifeste qu’une Sainte Vierge phosphorescente sur le tableau de bord d’une Cadillac 59.
Assise au bord du trottoir, Frannie bougea un peu.
– J’espère que je ne vous embête pas avec mes histoires, mais tout ça me trotte dans la tête depuis pas mal de temps, et il y a un rapport avec Harold. Je continue ?
– Allez-y.
– Merci. J’ai l’impression que depuis notre arrivée, depuis que nous avons rencontré cette vieille dame, je cherche quelqu’un de gentil pour lui raconter mes affaires. Et je pensais que ce serait Harold. Je continue. Larry a poursuivi sa route, toujours en direction du Maine. En fait, il ne savait pas où aller. Il faisait des cauchemars.
Mais comme il était seul, il ne pouvait pas savoir que d’autres personnes en faisaient elles aussi. Il s’est simplement dit qu’il ne s’agissait que d’un symptôme supplémentaire de sa constante détérioration mentale. Il est arrivé dans une petite ville, sur la côte, Wells, où il a rencontré une femme qui s’appelait Nadine Cross et un curieux petit garçon qui finalement s’appelle Leo Rockway.
– Wells…
– Nos trois voyageurs ont tiré au sort, si on veut, pour savoir dans quelle direction ils devraient prendre la nationale 1. Comme ils ont tiré pile, ils sont partis vers le sud et ont fini par arriver à…
– Ogunquit !
– Exactement. Et là, sur le toit d’une grange, en énormes lettres, j’ai vu pour la première fois les noms de Harold Lauder et de Frances Goldsmith.
– C’était l’idée de Harold !
Oh, Larry, vous pouvez être sûr qu’il va être content !
– Nous avons suivi l’itinéraire indiqué, d’abord jusqu’à Stovington. Puis jusqu’au Nebraska, chez mère Abigaël, et enfin jusqu’à Boulder. Nous avons rencontré des gens en cours de route. Notamment une fille qui s’appelle Lucy Swann et qui est ma femme. J’aimerais bien que vous fassiez sa connaissance un de ces jours. Je crois que vous l’aimerez. Mais quelque chose s’était produit en cours de route quelque chose que Larry n’avait pas vraiment voulu. Son petit groupe de quatre personnes a grandi. D’abord six.
Un peu plus tard, dix. Lorsque nous sommes arrivés devant la porte de mère Abigaël et que nous avons lu le message de Harold, nous étions seize. Dix-neuf lorsque nous sommes repartis. Et Larry était à la tête de cette petite bande. Il n’y avait pas eu de vote, pas de décision. Les choses s’étaient faites toutes seules. Il ne voulait pas vraiment de cette responsabilité. Pour lui, c’était plus un fardeau qu’autre chose. Il n’arrivait plus à dormir la nuit. Mais la tête fonctionne d’une drôle de manière. Je ne pouvais pas les laisser tomber. Question d’honneur peut-être. Pourtant j’avais une peur terrible de tout bousiller, de me réveiller un jour et de trouver quelqu’un mort dans son sac de couchage, comme Rita là-bas dans le Vermont, et tout le monde en train de me montrer du doigt : « C’est ta faute. Tu n’étais pas meilleur que nous, c’est ta faute. »
Mais je n’avais personne à qui en parler, même pas au Juge…
– Quel juge ?
– Le juge Farris, un vieux bonhomme de Peoria. Je crois qu’il a vraiment été juge vers les années cinquante, mais il était depuis longtemps en retraite quand l’épidémie est arrivée.
Il a une tête de première classe. Quand il vous regarde, vous avez l’impression qu’il vous passe aux rayons X. Bon, tout ça pour dire que Harold était devenu important pour moi. Plus ils devenaient nombreux, plus il devenait important, proportionnellement, si on veut. Et quand je repense au toit de la grange… la dernière ligne, celle de votre nom… je me demande comment il a fait. Il devait avoir les fesses dans le vide.
– Oui. Je dormais. Sinon, je l’aurais empêché.
– Je m’étais fait une
certaine idée de lui. J’avais trouvé un papier de chocolat dans le grenier de cette grange, à Ogunquit, et puis ce qu’il avait gravé sur la poutre…
– Qu’est-ce qu’il avait
gravé ?
Elle sentit que Larry l’observait dans le noir. Elle tira le bas de son peignoir sur ses jambes… pas un geste de pudeur, car elle ne sentait rien de menaçant chez cet homme, mais un geste de nervosité.
– Ses initiales, reprit
Larry d’une voix neutre. H. E. L. Mais s’il n’y avait eu que ça, je ne serais pas là aujourd’hui. Ensuite, il y a eu le magasin de motos, à Wells…
– Nous avons été là-bas !
– Je sais. J’ai vu qu’on
avait pris deux motos. Et ce qui m’a encore plus impressionné, c’est que Harold avait siphonné de l’essence dans le réservoir. Vous avez dû l’aider, Fran. J’ai failli me couper le doigt moi, en faisant la même chose.
– Non. Harold a cherché un peu partout jusqu’à ce qu’il trouve quelque chose, une prise d’air je crois…
Larry grogna et se frappa le front.
– La prise d’air ! Nom
de Dieu ! Je n’y ai même pas pensé ! Vous voulez dire qu’il a simplement cherché le tuyau… dévissé le bouchon… mis son tuyau dedans.
– Mais… oui.
– Oh, Harold, dit Larry avec dans la voix une note d’admiration qu’elle n’avait jamais entendue auparavant, du moins pas à propos de Harold Lauder. Eh bien, là, il m’a eu. Bon. Finalement, nous sommes arrivés à Stovington. La surprise a été si mauvaise pour Nadine qu’elle est tombée dans les pommes.
– Moi, j’ai pleuré, dit Fran.
J’ai beuglé comme une vache. J’ai cru que je ne m’arrêterais jamais. J’avais imaginé que, lorsque nous arriverions là-bas, quelqu’un allait nous dire : « Bonjour ! Entrez donc, salle de désinfection sur la droite, cafétéria sur la gauche. » Ça semble tellement bête maintenant.
– Moi, je n’ai pas été
étonné. L’indomptable Harold était arrivé avant moi, avait laissé ses instructions, puis était reparti. J’avais l’impression d’être un petit gars de la ville en train de suivre les instructions d’un grand chef sioux.
L’opinion qu’il se faisait de Harold la fascinait et l’étonnait. N’était-ce pas Stu qui avait en fait dirigé le groupe depuis qu’ils avaient quitté le Vermont, en route pour le Nebraska ?
Honnêtement, elle ne s’en souvenait plus. Ils étaient tous trop préoccupés par leurs rêves. Larry lui rappelait des choses qu’elle avait oubliées… ou pire, dont elle ne s’était pas aperçue. Harold, qui avait risqué sa vie pour inscrire son message sur le toit de la grange – une idée qu’elle avait trouvée un peu idiote à l’époque, mais qui avait quand même servi à quelque chose. Siphonner de l’essence dans cette citerne… Apparemment une opération de première importance pour Larry, mais Harold s’en était tiré les doigts dans le nez. Elle se sentait coupable, inutile.
Ils avaient tous plus ou moins supposé que Harold n’était qu’un fantoche un peu ridicule. Mais Harold avait eu plus d’une bonne idée au cours de ces six semaines. Avait-elle donc été tellement amoureuse de Stu qu’il lui avait fallu attendre ce parfait étranger pour comprendre certaines choses à propos de Harold ? Ce qui la rendait encore plus mal à l’aise, c’était qu’une fois la situation acceptée, Harold s’était comporté vraiment comme un adulte avec elle et Stuart.
– Et naturellement, reprenait Larry, des instructions nous attendaient à Stovington, avec un itinéraire détaillé, comme d’habitude. Dans l’herbe, un autre papier de chocolat Payday. Un peu comme un jeu de piste, mais au lieu de flèches, c’était des papiers de chocolat que Harold nous laissait. Nous n’avons pas toujours suivi votre itinéraire. Nous sommes partis un peu au nord près de Gary, en Indiana, à cause d’un terrible incendie qui brûlait là-bas. On aurait dit que tous les réservoirs des compagnies pétrolières de la ville avaient pris feu. En cours de route, nous avons rencontré Le Juge et nous nous sommes arrêtés à Hemingford Home – nous savions qu’elle n’était plus là, à cause des rêves, mais nous voulions tous voir cet endroit. Le maïs… la balançoire… vous comprenez ?
– Oh oui, je comprends.
– J’avais l’impression de devenir fou. Je pensais toujours que quelque chose allait nous arriver que nous allions nous faire attaquer par une bande de motards, manquer d’eau, n’importe quoi. Ma mère avait un livre qu’elle avait reçu de sa grand-mère, je crois. Dans les pas de Jésus, c’était le titre. Une collection de petites histoires à propos de gens qui se trouvaient dans des situations épouvantables. Des problèmes de morale, la plupart du temps. Et le type qui avait écrit ce livre disait que pour résoudre les problèmes, il suffisait de se demander : « Que ferait Jésus ? » Et tout s’arrangeait aussitôt. Vous savez ce que je pense ? Que c’est une question Zen. Pas une question en réalité, mais une manière de faire le vide dans votre tête, comme ces types qui murmurent Om… Om… en se regardant le bout du nez.
Fran sourit. Elle savait
parfaitement ce que sa mère aurait dit si elle avait entendu ça.
– Alors quand je me sentais vraiment mal, Lucy… – c’est la fille avec qui je suis, je vous l’ai dit ? –… Lucy me disait : « Vite, Larry, pose la question. »
– Que ferait Jésus ? demanda Fran, un peu ironique.
– Non, que ferait Harold ?
répondit Larry, très sérieusement.
Fran n’en croyait pas ses oreilles. Et elle se dit qu’elle aimerait bien être là quand Larry rencontrerait Harold. Comment allait-il réagir ?
– Un soir, nous campions
dans une ferme et nous n’avions presque plus d’eau. Il y avait bien un puits mais impossible de s’en servir, naturellement, puisqu’il n’y avait pas d’électricité et que la pompe ne fonctionnait donc pas. Joe – Leo, je suis désolé, son vrai nom est Leo – Leo n’arrêtait pas de venir me dire : « Soif, Larry, très soif. » Il commençait à me rendre complètement dingue. J’étais pratiquement à bout et, s’il était venu encore une autre fois, je crois bien que je l’aurais frappé. Pas mal, hein ? Frapper un pauvre petit garçon plutôt perturbé. Mais on ne change pas du jour au lendemain. J’ai encore pas mal de progrès à faire.
– Vous les avez quand même emmenés tous jusqu’ici, dit Frannie. Dans notre groupe, nous avons eu un mort. Appendicite.
Stu a essayé de l’opérer mais ça n’a pas marché. Tout compte fait, Larry, je dirais que vous vous en êtes très bien tiré.
– Vous voulez dire, avec l’aide de Harold. En tout cas, Lucy m’a dit : « Vite, Larry, pose la question. »
Et c’est ce que j’ai fait. Il y avait une éolienne un peu plus loin pour amener l’eau jusqu’à l’étable. Elle tournait. Mais, quand j’ai ouvert les robinets dans l’étable, l’eau ne coulait pas. Alors, j’ai regardé dans une grosse boîte au pied de l’éolienne une boîte qui protégeait le mécanisme. J’ai vu que l’axe était sorti de son logement. Je l’ai simplement remis en place, et ça a marché !
Toute l’eau que nous voulions. Bien fraîche, très bonne. Grâce à Harold.
– Grâce à vous. Harold n’était pas là, quand même.
– Il était là, dans ma tête.
Et maintenant, je suis ici, je lui apporte du vin et du chocolat. Vous savez continua-t-il en lui lançant un regard oblique, j’ai presque cru que vous étiez son amie.
Elle secoua la tête et regarda le bout de ses doigts.
– Non… je ne suis pas avec Harold.
Il ne répondit rien, mais elle sentit qu’il l’observait.
– Bon dit-il enfin. Je me suis trompé à propos de Harold ?
Frannie se leva.
– Il faut que je rentre. J’ai été contente de faire votre connaissance, Larry. Revenez demain. Je vous présenterai Stu. Et venez avec Lucy, si elle n’a rien d’autre à faire.
– Mais… Harold ?
– Oh, je ne sais pas, répondit-elle d’une voix chevrotante, et elle sentit tout à coup qu’elle allait bientôt se mettre à pleurer. À vous entendre, j’ai l’impression que… que je me suis vraiment mal comportée avec Harold. Et je ne sais pas… pourquoi ni comment j’ai fait ça… est-ce qu’on peut m’en vouloir si je ne l’aime pas de la même manière que Stu… est-ce que c’est ma faute ?
– Non, pas du tout, naturellement.
Écoutez, je suis vraiment désolé. Je devrais apprendre à m’occuper de mes affaires. Je m’en vais maintenant.
– Il a changé ! Je ne sais pas pourquoi. Et parfois je crois qu’il est mieux qu’avant… mais… mais je n’en suis pas vraiment sûre. Parfois j’ai peur.
– Peur de Harold ?
Elle regarda par terre sans lui répondre. Elle avait déjà sans doute trop parlé.
– Est-ce que vous pouvez me dire comment je peux le trouver ? demanda doucement Larry.
– Très facile. Tout droit sur la rue Arapahœ, jusqu’à ce que vous trouviez un square, sur votre droite. Harold habite une petite maison, juste en face.
– D’accord. Et merci. J’ai vraiment été très heureux de faire votre connaissance, Fran, avec le pot de fleurs et tout le reste.
Elle sourit, mais le cœur n’y était plus. Sa belle humeur de tout à l’heure s’était envolée.
Larry leva sa bouteille en l’air.
– Et si vous le voyez avant moi… vous ne lui dites rien, d’accord ?
– Naturellement.
– Bonne nuit, Frannie.
Elle le regarda disparaître dans la nuit, puis remonta se coucher à côté de Stu qui dormait toujours à poings fermés.
Harold, pensa-t-elle en tirant les couvertures sous son menton. Comment aurait-elle pu dire à ce Larry, qui semblait si gentil et tellement perdu (mais n’étaient-ils pas tous un peu perdus ?), que Harold Lauder était un gros garçon sans maturité, complètement perdu lui-même ? Devait-elle lui dire qu’un jour, il n’y avait pas si longtemps, elle était tombée sur le sage Harold, le Harold plein de ressources, le Harold qui avait la réponse à tout comme Jésus, en train de tondre sa pelouse en costume de bain, pleurant à chaudes larmes ? Devait-elle lui dire que le Harold parfois grognon, souvent effrayé qu’elle avait connu à Ogunquit, était devenu un politicien redoutable, un type qui distribuait les poignées de main en souriant, mais qui vous regardait avec les yeux vides et glacés d’un monstre de Gila ?
Elle allait certainement avoir du mal à s’endormir. Harold était tombé follement amoureux d’elle et elle était tombée follement amoureuse de Stu Redman. Non, la vie n’était pas rose. Et maintenant, chaque fois que je vois Harold, j’ai froid dans le dos. Même s’il a bien perdu cinq kilos et qu’il soit moins boutonneux qu’avant, j’ai…
Sa gorge se serra tout à coup et elle se dressa sur ses coudes, écarquillant les yeux dans le noir.
Quelque chose avait bougé dans son ventre.
Ses mains coururent vers la petite bosse que l’on commençait à voir. Mais il était sûrement trop tôt. Elle avait dû imaginer que…
Non, elle n’avait rien imaginé.
Elle se recoucha lentement, le cœur battant. Elle pensa réveiller Stu mais se ravisa. Si seulement c’était lui qui lui avait fait ce bébé, au lieu de Jess. Si c’était lui, elle l’aurait réveillé, elle aurait partagé ce moment avec lui. Elle le ferait pour le prochain. S’il y en avait un, naturellement.
Puis le mouvement reprit, si discret qu’elle aurait pu croire simplement que ses intestins lui jouaient des tours. Mais elle savait. C’était le bébé. Et le bébé était vivant.
– Mon Dieu, murmura-t-elle.
Elle ne pensait plus à Larry Underwood ni à Harold Lauder. Elle ne pensait plus à ce qui lui était arrivé depuis que sa mère était tombée malade. Elle attendait qu’il bouge encore, elle guettait le moindre signe de sa présence. Et elle s’endormit ainsi. Son bébé était vivant.
Harold était
assis sur la pelouse de la petite maison qu’il s’était choisie. Il regardait le ciel en pensant à une vieille chanson rock qu’il avait entendue autrefois. Il détestait le rock, mais il se souvenait pourtant de presque toutes les paroles de cette chanson, et même du nom du groupe : Kathy Young and The Innocents.
La chanteuse avait une voix prenante, un peu rauque. Harold s’était imaginé une blondinette de seize ans, pâle, plutôt quelconque. Comme si elle chantait devant une photo qui restait la plupart du temps au fond d’un tiroir, une photo qui ne sortait que tard le soir, quand tous les autres dormaient à la maison. Elle chantait comme si elle n’avait plus aucun espoir. Et la photo devant laquelle elle chantait avait peut-être été chipée dans l’album de sa sœur aînée, une photo du beau mec local – capitaine de l’équipe de football et président de l’association des étudiants. Le beau mec était en train de s’amuser avec une splendide majorette au fond d’une ruelle déserte tandis que, perdue dans sa banlieue, cette pauvre fille aux nichons plats, avec un gros bouton au coin de la bouche, chantait : « Mille étoiles dans le ciel… me disent et me répètent… que tu es celui que j’aime… celui que j’adore… dis-moi que tu m’aimes… dis-moi que je suis à toi… »
Il y avait bien plus de mille étoiles dans le ciel ce soir-là, mais ce n’étaient pas des étoiles d’amoureux. La Voie lactée était muette. Ici, à plus de mille cinq cents mètres au-dessus du niveau de la mer, les étoiles étaient dures et cruelles comme un milliard de trous dans un voile de velours noir, coups de poignard divins. Étoiles de haine.
Et leur présence donna envie à Harold de faire un vœu. Je déteste, un peu, beaucoup, passionnément, à la folie. Crevez tous, les potes.
Il était assis, la tête renversée en arrière, astronome perdu dans sa lugubre contemplation. Il avait les cheveux plus longs que jamais, mais bien propres, soigneusement brossés. Il ne sentait plus la bouse de vache. Même ses boutons disparaissaient, maintenant que le chocolat ne l’intéressait plus. Et avec tout ce travail, toute cette longue marche, il avait maigri. Il commençait à être parfaitement présentable. Ces dernières semaines, il lui était arrivé de se voir dans une vitrine et de se retourner, surpris, comme s’il découvrait un étranger.
Il changea de position sur sa chaise. Un livre était posé sur ses genoux, un grand livre relié en similicuir.
Chaque fois qu’il sortait de chez lui, il le cachait sous une pierre de la cheminée.
Si quelqu’un avait trouvé ce livre sa carrière à Boulder aurait été terminée. Un mot s’étalait en lettres d’or sur la couverture du livre : REGISTRE. C’était le journal qu’il avait commencé à tenir après avoir lu celui de Fran. Il avait déjà rempli de sa petite écriture serrée les soixante premières pages, sans laisser de marge. Aucun paragraphe, un texte d’un seul bloc, débordement de haine comme un abcès laissant s’échapper son pus. Il n’avait jamais cru posséder une telle réserve de haine. Une réserve qui aurait dû être épuisée déjà, mais dont il semblait n’avoir fait qu’effleurer la surface.
Mais pourquoi cette haine ?
Il se redressa, comme si quelqu’un lui avait posé la question. Une question à laquelle il n’était pas facile de répondre, sauf peut-être pour quelques rares élus. Einstein n’avait-il pas dit que seulement six personnes au monde comprenaient toutes les incidences de la formule E=mc2 ? Et cette équation-là dans son crâne ? La relativité de Harold. L’énergie de la haine. Oh, il aurait pu écrire encore des pages et des pages sur la question, de plus en plus obscures, jusqu’à se perdre dans les rouages de son cerveau sans avoir pourtant trouvé le ressort qui les faisait tourner. Presque… un viol. Il se violait lui-même. Était-ce bien cela ? Pas très loin, en tout cas. De l’auto-sodomisation.
Il n’allait plus rester bien longtemps à Boulder. Un mois ou deux, pas davantage. Quand il aurait finalement trouvé le moyen de régler ses comptes. Alors il partirait vers l’ouest. Et quand il arriverait là-bas, il parlerait, vomirait tout ce qu’il savait sur cet endroit. Il leur raconterait ce qu’on disait aux assemblées publiques et, bien plus important, aux réunions à huis clos. Il était sûr d’être nommé au comité de la Zone libre. On l’accueillerait à bras ouverts et le type qui s’occupait de tout là-bas lui donnerait une belle récompense… non pas en mettant fin à sa haine mais en lui donnant le parfait véhicule pour l’exprimer, une Cadillac de la haine, longue, noire, menaçante. Il prendrait le volant et il foncerait sur eux. Flagg et lui renverseraient cette minable colonie comme on donne un coup de pied dans une fourmilière. Mais d’abord, il fallait s’occuper de Redman qui lui avait menti, qui lui avait volé sa femme.
Oui, Harold, mais pourquoi cette haine ?
Non, il n’y avait pas de réponse satisfaisante à cette question, seulement une sorte de… d’évidence crue et brutale. Était-ce même une question que l’on pouvait poser ? Autant demander à une femme pourquoi elle a donné naissance à un enfant handicapé.
Il y avait eu un temps, une heure ou une seconde, où il avait pensé se débarrasser de sa haine. Après avoir terminé de lire le journal de Fran, quand il avait découvert qu’elle était irrémédiablement attachée à Stu Redman. Cette découverte lui avait fait l’effet d’un jet d’eau froide sur une limace. Elle se contracte, se met en boule. À ce moment précis, il avait compris qu’il pouvait simplement accepter les choses, découverte qui l’avait à la fois terrifié et rempli d’une sorte d’ivresse. Il avait compris qu’il pouvait devenir une autre personne, un nouveau Harold Lauder, copie améliorée de l’ancien grâce au scalpel de la super-grippe. Mieux que tous les autres, il comprenait que la Zone libre de Boulder, c’était cela. Les gens avaient changé. La société qui s’était formée dans cette petite ville ne ressemblait en rien à celles qui avaient existé avant. Les gens ne s’en rendaient pas compte, parce qu’ils ne prenaient pas leurs distances comme lui le faisait. Hommes et femmes vivaient en couple, sans désir apparent d’instituer à nouveau la cérémonie du mariage. Des groupes de personnes habitaient ensemble en petites sous-communautés, comme des communes. Les disputes étaient rares. Tout le monde semblait s’entendre. Et le plus étrange, c’est que personne ne semblait se douter des profondes implications théologiques de leurs rêves… et de l’épidémie elle-même. Boulder avait fait table rase, à tel point qu’elle était incapable d’apprécier sa nouvelle beauté.
Harold le comprenait, et cette compréhension alimentait sa haine.
Très loin, de l’autre côté des montagnes, une autre créature était née d’une obscure tumeur maligne, cellule en folie prélevée sur le cadavre de l’ancien corps politique, seul représentant du carcinome qui avait dévoré vivante l’ancienne société. Une seule cellule, mais elle avait déjà commencé à se reproduire, à engendrer d’autres cellules anarchiques. Et pour la société, ce serait bientôt la lutte de toujours, la lutte des tissus sains pour rejeter l’intrusion maligne. Mais pour chaque cellule individuelle c’était la vieille, vieille question, celle qui remontait au jardin d’Éden – As-tu mangé la pomme ou l’as-tu laissée sur l’arbre ? De l’autre côté des montagnes, à l’ouest, ils s’empiffraient déjà de tartes aux pommes. Les assassins de l’Éden étaient là, les sombres fusiliers.
Et lui, quand il avait compris qu’il était libre de s’accepter, il avait rejeté cette nouvelle option. La saisir au vol aurait été comme se tuer lui-même. Le fantôme de toutes les humiliations qu’il avait subies était revenu le hanter. Ses rêves brisés, ses ambitions anéanties étaient revenus défiler devant ses yeux, lui demander s’il pouvait oublier si facilement. Dans la nouvelle société de la Zone libre, il ne serait jamais que Harold Lauder. Là-bas, il pouvait être un prince.
C’était le cancer qui l’attirait, le carnaval de la noirceur – les grandes roues brillant de toutes leurs lumières qui tournaient au-dessus de la terre plongée dans l’obscurité, défilé incessant de monstres comme lui, et sous le chapiteau les lions mangeaient les spectateurs. Ce qui l’attirait, c’était la musique discordante du chaos.
Il ouvrit
son journal et, d’une main ferme, se mit à écrire à la lumière des étoiles :
12 août 1990 (tôt le matin). |
On dit que les deux grands péchés de l’homme sont l’orgueil et la haine. Est-ce vrai ? Je préfère y voir les deux grandes vertus de l’homme. Renoncer à l’orgueil et à la haine, c’est dire que vous voulez changer pour le bien d’autrui. Les cultiver, leur donner libre cours est cent fois plus noble, car c’est dire que le monde doit changer pour votre bien à vous. Je me suis embarqué dans une grande aventure. |
HAROLD EMERY LAUDER |
Il referma le
registre, rentra dans la maison, cacha le livre dans son trou, replaça soigneusement la grosse pierre. Puis il se rendit à la salle de bains, posa sa lampe Coleman sur le lavabo pour qu’elle éclaire le miroir et, pendant un bon quart d’heure, s’entraîna à sourire. Il faisait de grands progrès.